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Patrick Benoit nous propose un nouvel extrait de son ouvrage, Le Sac des Filles...

Publié le par christine brunet /aloys

Le sac de Maman

 

Il devait certainement être très grand.  Comme un sac sans fond qui peut tout transporter : mouchoirs, casse-croûte, carnet d’adresses, clefs, portefeuille épais, chéquier, parapluie portatif, vêtements de rechange et de pluie, crème solaire, désinfectant et sparadraps de toutes tailles.  Et moi, entre les deux anses.

 

Si elle était une fourmi, elle en serait la reine.  A bout de bras, cela devait être inconfortable.  Depuis, le sac à dos a fait son apparition, de sorte qu’il devient possible de transporter encore plus de choses : la petite sœur, une couverture, des tabourets pliables, des lunettes solaires et casquette contre l’insolation, spray anti-moustiques.  Le pire, c’est qu’elle oubliait toujours quelque chose !

 

Même après dix-huit ans de vie commune, je n’ai jamais su faire l’inventaire du contenu de son sac.  Sans compter qu’elle en changeait de temps en temps, ce qui provoquait des problèmes de transfert d’objets, stimulant l’ire de mon papa, qui, pour sa défense, était interdit du port de sac pouvant nuire à son image de pater familias universalis.

 

Rationnel et relationnel, il eut l’idée de vider ses poches en achetant un sac Delvaux.  Non seulement il serrait sa ceinture d’un cran lui donnant une prestance plus juvénile, mais aussi il offrait un coup de séduction à son épouse pour qu’elle devienne aussi sa maîtresse.  Pari chèrement dépensé, mais pas gagné !

 

Maman fit la moue.  « Pourquoi une telle dépense alors que je ne sais rien mettre dedans » dit-elle affectueusement.  Réponse immédiate : « Pour ne prendre que l’essentiel, et mieux te sortir. »  Pris dans le sac, Papa dut inviter Maman plus souvent à sortir pour vider son sac.

 

Echec à la Dame : l’abstinence s’installa, le sac n’étant sorti qu’une seule fois sans billet ni monnaie.  Quand on dit que l’argent ne fait pas le bonheur, inversement le bonheur ne fait pas l’argent.  Pour Maman, un sac doit être utile à transporter des choses et autres.  Mieux vaut un sac de courses qu’un sac de pouffe.

 

Père et Mère s’achetèrent un sac de couchage, d’où peut-être suis-je né ?

 

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Trahie sur ma route, un texte paru dans la revue AURA 107 – thème Route(s) signé Antonia Iliescu

Publié le par christine brunet /aloys

 

Trahie sur ma route

(texte paru dans la revue AURA 107 – thème Route(s))

 

 

Je n’avais que deux ans quand je l’ai aperçue pour la première fois. En ce jour ensoleillé, elle m’accompagnait en sautillant sur la première route de ma vie : ma rue. Qui était-ce, qu’est-ce qu’elle me voulait, cela ne m’intéressait guère. Enfant insouciant, je marchais sur ma route et je grandissais sans me poser des questions. Un jour je suis arrivée jusqu’au bout de ma rue, un bout fictif puisqu’il se ramifiait en rameaux et ramilles qui dessinaient d’autres routes, de grandeur et d’importance différentes.
Je regardais étonnée cet éventail de tentations et de promesses. Quel chemin emprunter ?... À chaque carrefour se cache une nouvelle aventure et dans chaque aventure, un piège. Un pas en avant et deux en arrière, j’avais peur de m’égarer ; et alors je rebroussais chemin.

C’est pendant les années d’adolescence qu’elle a commencé à m’intriguer. Avec son contour sans visage et sans voix, elle n’apparaissait que sous le soleil, quand je me promenais dehors. Elle imitait mes mouvements, en me devançant souvent sur le trottoir, comme si elle voulait me montrer la voie (sur les routes de la vie il y a parfois des moments où notre ombre nous dépasse). Je me posais un tas de questions… Pourquoi ne me quittait-elle jamais ? Pourquoi moi debout et elle par terre, se traînant comme un serpent ? Parfois je la regardais jalouse de sa silhouette longiligne, à la taille fine et aux longues jambes qui couraient légères sur le pavé. Elle paraissait si fragile que pas une seule fois je ne l’ai piétinée sous mes pas. 


J’évitais de lui marcher dessus, je ne voulais pas lui faire du mal ; après tout, n’était-elle pas ma sœur jumelle ? Je marchais avec elle, je grandissais avec elle, poursuivant la route de ma vie.

Le soleil est presqu’au zénith et mon ombre, quoique diminuée, ne cesse de m’obséder. Adulte bien installée sur mes pieds ayant battu tant de chemins j’ai continué à m’interroger à son sujet : « À quoi sert-elle ? Veut-elle me montrer qu’en moi, à part la partie visible et lumineuse, il y a aussi une partie obscure ? Pourquoi me tient-elle liée à la terre et ne me laisse-t-elle pas m’élever ? » Je me crois importante et je lui marche dessus, sans remords. Je veux même m’en débarrasser, oui, je la trouve inutile et méchante comme un œil espion qui contrôle chacun de mes mouvements. Et comme ça, prisonnière de mon ombre, j’avançais sur la route du destin, un petit regret dans un coin de l’âme de n'être pas née arbre. Si j’en avais été un, mon ombre aurait eu un sens : donner de la fraîcheur aux gens qui s’aventuraient sur les voies du désert. Mais mon ombre… Quel sens ? 

Je porte en moi un oiseau qui voudrait voler, mais l’ombre l’en empêche et le tient tout en bas, loin du ciel. 

Néanmoins… Au fil des années, quand la solitude s’est invitée à ma table et le soleil préparait son lit, l’ombre est devenue ma seule amie. Je ne lui marche plus dessus. Moi et l’anti-moi arpentons maintenant sur les chemins de la vie, sans plus nous poser de questions. Elle est devenue mon aura sombre, tandis que je suis devenue son ombre à elle. 

Oui, elle m’a trahie finalement… C’est elle qui a pris ma place dans ce monde. Quand je suis tombé malade elle m’a forcée d’accepter un troc. Ainsi, ai-je dû changer ma vaillante verticalité contre son humble horizontalité. Et bientôt je siègerai encore plus bas que mon ombre. Mais elle… elle pourra, enfin, s’élever sur les ailes de l’oiseau caché en moi et poursuivre sa route vers le ciel. 

 

Antonia Iliescu
27.09.2020

 

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Le garden State, un texte signé Edmée De Xhavée  

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

J’ai vécu 15 ans au New-Jersey, surnommé « The Garden State ». L’ État jardin. Beaucoup de fleurs, un amour évident pour les jardins, et quelques imposantes demeures qui ouvrent leurs grilles pour que la beauté d’une nature mise en scène soit à tous le temps d’une promenade. On a alors le grand privilège de voir ces merveilleuses maisons conçues par ces riches qui aimaient la beauté et la vivaient au quotidien. 

 

Par exemple Montclair, où je travaillais les dernières années, est l’écrin d’une propriété-joyau, la maison Van Vleck. Plus de 400 variétés de fleurs et plantes, avec des azalées et des rhododendrons très rares et un wistéria de 68 ans, un rêve de pluie qui ondoie autour de deux colonnes doriques du côté jardin. Le jardin est à son apogée en mai et début juin, avec les azalées et rhododendrons en fleur. La maison date de 1916 et est de style italien, avec une simple élégance, et fut construite par Joseph Van Vleck pour sa femme Amanda et leurs … dix enfants ! C’est leur plus jeune fils, Joseph Van Vleck Jr qui en a dessiné les plans. 

Quelques kilomètres plus loin, il y a l’arboretum de Morristown, la maison Frelighuysen. C’est la maison d’été de George et Sara Frelighuysen au bord de la rivière Whippany et datant de 1891. A la mort de ses parents, Matilda, leur fille unique, s’amouracha passionnément du jardinage, et transforma peu à peu le jardin en cet arboretum, devenu public à sa propre mort.  Là, on se promène dans un grand parc entourant une maison de style colonial-revival. Il y a aussi le jardin aux herbes potagères, et celui des herbes médicinales. Des bourdons et papillons se posent sur les buddleias et chardons, s’abandonnant à la simple joie d’avoir des ailes et au goût de l’ivresse des parfums. L’hiver, la promenade y reste agréable, et des hordes de biches passent en soulevant la neige silencieuse sous leurs sabots légers. 

Doris Duke, une remarquable pauvre petite fille riche nous a laissé ce qui donnait un peu de paix à son âme et beaucoup de sens à sa vie : Duke Gardens. Elle y a créé plusieurs jardins paisibles – un jardin italien construit autour d’une statue de Canova, un jardin colonial explosant de ces voluptueuses fleurs du sud : camélias, magnolias, azalées…, un jardin édouardien envahi par l’arôme capiteuse des orchidées - où cependant la sensualité et l’appétit de vivre parlent avec force. 

Doris Duke n’a pas souvent été heureuse mais sans doute ses jardins lui ont-ils donné ses moments de renaissance. 

Le New Jersey est véritablement l'État jardin, une joie qui explose de toutes ses couleurs à la fin du printemps, offerte à tous par ceux pour qui argent n'était pas seulement synonyme de puissance, mais aussi d'hymne aux beautés de la nature. A deux pas de New York - qui a, il faut le dire, son incroyable mais extraordinaire Central Park - on a de la chance, si on aima la botanique, dans ce coin du monde. Si on aime la gastronomie… le chançomètre descend en flèche ! 

 

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EDmée de Xhavée nous propose un texte : 29 décembre 1890

Publié le par christine brunet /aloys

29 décembre 1890 – Edmée De Xhavée

 

Ils sont plus de cent. Cent cinquante peut-être, cent cinquante villageois terrorisés, dissimulés dans le bois. Des vieillards, des femmes et des enfants. La neige tombe et fond sur leurs yeux, leurs lèvres, les sillons de leurs visages, dans un silence de pure frayeur. 

 

Pour ne pas laisser de traces, ils marchent en file dans le petit ru, crevant la fine couche de glace, leurs pieds insensibles après que le froid les ait vidés de leur sang. Il gèle à – 30. Peut-être plus encore, on parle de – 40.

Et puis le bruit se rapproche, les assourdit de son message de fatalité. Celui des soldats, des chevaux dont les sabots foulent le sol avec une douceur trompeuse. On crie sur eux, on les bouscule, on les force à revenir en arrière, à coups de cravaches, de taloches sur la tête, de cris dans cette langue qu’ils ne comprennent pas. Les vieillards ont le visage gris et éteint. Ils savent. 

On les regroupe pour mieux les encercler. Ils sont si faibles. Une femme et sa vieille mère s’échangent un regard, adieu, adieu, adieu … La plus jeune serre son manteau contre elle, frissonnante. Adieu, adieu, adieu … Les soldats sont nerveux, cette soumission les inquiète. Il le savent bien va, que cette racaille est bien plus dangereuse qu’elle ne paraît. 

Le doigt sur la gâchette, ils chevauchent nerveusement autour du groupe secoué de frissons. La vapeur s’élève du flanc des chevaux, agités par le gel et l’inquiétude des hommes. Un coup de feu éclate, on ne sait d’où, et les soldats se mettent à tirer à l’affolée sur les villageois dont certains cherchent à courir. 

Les deux femmes en font partie, mais la mère s’écroule aussitôt. Sa fille trébuche et s’effondre à son tour, son manteau serré contre elle, sans un cri. Un peu de sang sort de son cou en fumant. Un vieillard se redresse avec la force de son dédain et lève une main noueuse et bleue. Sa poitrine explose et se déchire, et il retombe, déjà loin de sa souffrance. 

Un à un, ils s’affalent presque tous pendant que la neige continue de voleter avec sa morne élégance. Un peu de sang, quelques gargouillements, un pleur quelque part. La fouille des cadavres pendant qu’en hâte on creuse une fosse commune. Quand elle est prête, les corps sont déjà gelés, raidis dans une mort qui les a surpris au lever du lit, peu habillés, au lever d’un matin qui aurait dû être un matin comme les autres.

Hébétés, soudain orphelins de toutes leurs traditions et culture,  les rares survivants sont emmenés dans une chapelle où pend encore une banderole de Noël. Paix aux hommes de bonne volonté.

Heureusement ! Il était temps qu’on nous débarrasse de cette vermine, diront les dames au cœur injuste dans les salons là-bas, au loin, commentant cette nouvelle. Certaines ont reçu de leur valeureux époux quelques-uns des maigres trésors volés sur les dépouilles, si pittoresques n’est-ce pas ? Aujourd’hui, on ne mentionne plus leur origine, on s’affirme incapable de dire comment ils sont arrivés dans la famille…

Trois jours plus tard, une fois les soldats partis, d’autres villageois s’avancent, essayant de retrouver les leurs dans la fosse non fermée. Il neige encore, le froid mord leurs âmes, l’horreur cisaille leurs cœurs. Et puis, l’incroyable. Un pleur de bébé s’élève de la fosse. Serré dans le manteau de la jeune femme, une petite fille de quatre mois a survécu, protégée par tous les corps qui lui ont fait une barrière contre le froid. 

La nouvelle du miracle fait son chemin. Un général dont la femme est farouchement active pour les droits des femmes – elle est d’ailleurs l’éditrice d’un magazine bi-mensuel féministe – sent son cœur arriviste se dilater de joie. Adopter cette fille de l’ennemi, lui offrir la rédemption dans sa famille, l’éduquer comme une des leurs … voilà qui fera parler de lui dans les salons des dames au cœur injuste, et il faut bien le dire, leur influence n’est pas à négliger. Voilà aussi qui sera un beau symbole de leur désir d’aider les vaincus à s’assimiler.

 — Quel mari exceptionnellement humain vous avez, Clara ! Et dites-moi, cette petite, comment s’y fait-elle – encore un verre de Xerès ? – comment s’y fait-elle, disais-je, à cette vie de patachon ? 

Elle s’y fait bien mal en fait, et bien des années plus tard, Clara admettra avoir fait plus de mal que de bien avec cette adoption forcée. 

Ce massacre a bien eu lieu. C’était le 29 Décembre 1890, à Wounded Knee. Que l’on qualifia alors de « bataille ». Et le bébé a été nommé Zintkala Nuni, « oiseau perdu » en lakota. 

Toute sa vie elle a couru après son identité. Elevée comme une blanche - mais le fringant général s'en désintéressa bien vite!  - , elle n’avait aucun contact avec des gens qui lui ressemblaient, et aucune ressemblance avec ceux avec qui elle avait des contacts. Jamais elle ne s’est séparée du petit bracelet qu’elle avait au poignet lorsqu’on l’avait trouvée, ainsi que des minuscules mocassins et du bonnet de peau brodé d’un drapeau américain. Indocile, folle de la douleur de non-identité, sa courte vie n’a été qu’un cri strident. S’étant enfuie à 16 ans de chez le général Colby, elle s’exhiba un peu dans des shows de Buffalo Bill, puis retourna dans la réserve. Mais là, ses manières blanches mettaient mal à l’aise : elle répondait, regardait les hommes dans les yeux, riait fort, parlait pendant les repas… Une tristesse infinie l’enveloppa. Un an plus tard, elle était enceinte, et accoucha d’un enfant mort-né. Son désespoir fut alors si profond qu’elle s’est jetée dans la fosse commune de Wounded Knee où gisait sa mère, les bras déployés. Et pourtant, qui pouvait l’entendre, cet oiseau perdu ?

Elle se mit à errer ça et là, eut trois maris – dont un lui donna une maladie vénérienne -, joua dans des westerns muets, dans le Buffalo Bill Wild West Show, et retourna maintes fois dans les réserves, sans succès. Elle ne s’y sentait pas plus chez elle que dans le monde des Colbys ou des cirques. 

Pauvre Zintkala Nuni, quel long cri d’agonie que sa vie. 

Dans la misère la plus sordide, perdant la vue et la peau vérolée à cause de la maladie vénérienne que son second mari lui avait donnée en plus de volées de coups, c’est le jour de la Saint Valentin en 1920 qu’elle est enfin morte.

Mais son identité devait, finalement, l’envelopper et lui rendre sa dignité. En 1991 son pauvre petit cercueil fut récupéré par des membres de la nation Lakota qui lui firent un nouvel enterrement, auquel beaucoup d’Indiens assistèrent, parfois venus de loin à pied, à cheval, en camion ou en voiture. On la plaça enfin dans la fosse commune de Wounded Knee, avec ses parents et les siens. Et quelque part pas bien loin, le cœur de Crazy Horse.

Bien des Indiens vous jureront entendre des pleurs d’enfants s’élever de la fosse.

Entre 1969 et 1974, 40 % des adoptions aux USA étaient des adoptions de petits Indiens par des familles blanches. Certains étaient kidnappés, arrachés à leurs parents, d’autres étaient pris à la naissance et on disait à la mère que l’enfant était mort-né. 35% des enfants indiens passèrent alors ainsi au monde des blancs, pour une politique de « forced assimilation ». Ces enfants auxquels par la certitude d’être différents, de ressentir les choses autrement. Sans pouvoir comprendre. 

Cette politique a enfin été abandonnée devant l’échec inhumain qu’elle a représenté.  

Edmée de Xhavée

 

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"Les mots...", un texte de Bernadette Gérard-Vroman

Publié le par christine brunet /aloys

… Les mots…

 

Se sont invités au bal masqué.  Ils ont profité du moment que j’avais choisi pour hiberner, au beau milieu des bois.  La balade contée « Arbres & Sens » m’avait mise sur la piste.  L’endroit serait propice pour un retour à soi, loin de tous, loin des médias, loin de tout.  J’allais enfin pouvoir prendre soin de moi, et des autres, en laissant les mots se frayer leur chemin.

 

À chaque détour d’une sente, ils sautillaient de joie et ne savaient où se poser, des fougères aux nuances tigrées, aux feuilles des arbres leur offrant une mosaïque de couleurs des plus variées.  Un gros tronc qui avait eu la tête tranchée, réincarné en conifère, profitait de sa force pour grandir.  D’autres troncs arrachés, à moitié recouverts de mousse, étaient devenus le gîte d’une famille entière de champignons.  Ceux-ci s’amusaient, pour l’occasion, à revêtir toutes sortes de chapeaux, de toutes les tailles et formes.  Les uns se camouflaient parmi les feuilles, les autres, au contraire, aimaient se faire remarquer en se parant de chapeaux de couleur orangés vifs, certains même rouges à pois blancs !  Sur d’autres encore, on aurait dit que les premiers flocons venaient de s’y poser.  C’était un bal où chaque espèce végétale offrait aux mots leur plus belle palette de couleurs automnales.  Certains arbres étaient chaussés de mousse, assortis parfois à leurs chaussettes, d’autres de lierre.  

 

Entre les sentiers, les chemins feuillus, caillouteux, boueux, labourés par les sangliers ou encore bétonneux, chaque bifurcation en T offrait aux mots une occasion rêvée pour imaginer des fantômes qu’ils espéraient voir surgir de derrière l’obscurité des forêts de conifères, ou ce qui leur donnait l’eau à la bouche, les emmenant vers des infusions fruitées et boisées.  Tout était prétexte pour s’évader.  L’objectif était atteint.

 

Les mots aimaient se glisser sur l’eau des ruisseaux ou parfois, suivaient le courant de la rivière.  Même les gouttelettes de pluie, en se posant sur les mots, avaient un effet apaisant et venaient en masser chaque syllabe.  Par moments, ils s’accrochaient aux feuilles, pour virevolter avec elles jusqu’à se poser par terre.  Ils adoraient la légèreté de cette danse.  Plus loin, ils se laissaient bercer par les cris des oiseaux, résonnant dans ces grands espaces qui invitent à la contemplation.  Tous leurs sens étaient en éveil dans cette immersion totale.  Le soleil accentuait les couleurs, quelles qu’elles soient, du jaune au rouge, en passant par le vert, et invitait le peintre à reproduire leurs teintes rendues chatoyantes, par les rayons lumineux.  

 

Comme une chenille, chaque mot s’accrochait à l’autre pour venir se poser sur une feuille et chaque feuille s’assemblait pour offrir à celui qui passera par ici les bienfaits du bain de forêt par le biais de l’écriture.

 

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Joe Valeska nous propose un extrait des Métamorphoses de Julian Kolovos

Publié le par christine brunet /aloys

 

Meurtres Surnaturels, volume I :

Les Métamorphoses de Julian Kolovos

 

Allongé sur son lit, écoutant de la musique, Julian essayait de se vider la tête. D’ordinaire, ça lui réussissait plutôt bien. Ce soir, pas du tout.

Il se leva, éteignit son PC, puis alla s’avachir dans son fauteuil, devant son secrétaire en noyer. Comme la majorité des ornements dans le château, les façades des tiroirs et de l’abattant du meuble étaient décorées d’une marqueterie aux motifs inspirés par les légendes du roi Arthur. Il releva un sourcil, caressa son menton, pencha la tête sur le côté gauche, pencha la tête sur le côté droit et repositionna la figurine 12 pouces de Phileas « Phil » Pendragon, son personnage dans la série télévisée Meurtres Surnaturels, posée sur l’abattant. Il n’ébaucha un sourire qu’au bout d’une demi-douzaine de tentatives  Julian Kolovos était du genre tatillon. Il était le premier à le regretter !

Constatant, en regardant sa montre, qu’il était déjà plus de minuit, il retira ses chaussures, se déshabilla et éteignit la lumière, ne gardant que son caleçon.

– Quelle soirée de merde… dit-il à mi-voix. J’espère que je vais réussir à dormir quelques heures.

Il se tourna d’un côté, de l’autre. Rien à faire. Le sommeil refusait de venir… En outre, son épaule le faisait beaucoup souffrir, ce soir – le souvenir désagréable de la morsure infligée par une groupie dans cette discothèque située dans le quartier de Camden Town, dans le Grand Londres. De cette jeune femme, qui l’avait outrageusement dragué, il ne se souvenait que de sa singularité : lunettes noires et foulard autour de la tête, d’où ne dépassait qu’une mèche de cheveux orange.

Il essaya sur le ventre, sur le dos, croisant les mains sur le thorax, les yeux bien ouverts.

– Je ne vais pas encore me taper une putain de nuit blanche, tout de même ! s’écria-t-il, au comble de l’exaspération.

Il ralluma pour regarder quelle heure il pouvait être.

– Ce n’est pas possible… ronchonna-t-il.

Une quinzaine de minutes plus tard, l’acteur ressentit un froid inhabituel envahir toute la chambre. C’était l’hiver, d’accord, mais il gelait carrément, là. En expirant, le gaz carbonique rejeté formait une fumée beaucoup trop visible.

– Je ne vais pas fermer l’œil de toute la nuit et je vais me choper une crève carabinée, par-dessus le marché ! fulmina-t-il. Fait chier ! J’aurais mieux fait de rentrer me pieuter chez moi.

Julian remonta sa couverture jusqu’au menton et se mit en position fœtale. Il frotta longuement ses pieds l’un contre l’autre, serra un oreiller contre ses poumons, mais rien à faire… Il faisait de plus en plus froid. Harassé, il se remit sur son séant.

De la buée apparut sur les vitres.

Les gouttelettes devinrent de la glace. Il voulut se lever, bien décidé à aller observer ce phénomène d’un peu plus près, mais, réprimant un cri, il se ravisa. Une silhouette transparente venait de traverser les portes-fenêtres… Elle s’immobilisa devant son lit et demeura ainsi, en suspension juste au-dessus du parquet. De l’eau apparut sur le corps de la créature et se mit à couler de façon continue, disparaissant au contact du sol… On aurait dit qu’elle venait de sortir d’un puits. Ou d’un lac.

Julian déglutit, inquiet, mais nullement terrorisé. Et puis, n’avait-il pas l’habitude des fantômes ? Sauf que les fantômes en question étaient ceux de Meurtres Surnaturels : des figurants ou des caméos très savamment maquillés. Ou des images de synthèse de la plus haute qualité. Le spectre qui lui faisait face lui ressemblait étrangement… Comme deux gouttes d’eau peuvent se ressembler. Pareil à un reflet dans un miroir, l’apparition imitait chacune des expressions de son visage à la perfection.

L’acteur se leva, attrapa son kimono d’intérieur noir accroché au portemanteau, l’enfila aussitôt et s’avança avec précaution.

L’esprit le considérait.

– Jacobo Kolovos ? hésita Julian. Vous êtes bien Jacobo Kolovos, n’est-ce pas ?

– C’est possible… murmura le fantôme en faisant traîner sa voix, laquelle se doublait d’un écho caverneux. Je suis peut-être… celui que tu nommes. Je suis peut-être… toi.

– Moi ? se troubla l’acteur. Comment ça, moi ? Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire ? insista-t-il.

Un frisson glacé et humide lui parcourut l’échine, dévastateur et meurtrier.

– Peut-être… celui que tu nommes, répéta le spectre, impassible. Peut-être… toi. Comment, en vérité, savoir qui nous sommes ? Car tout n’est-il pas que faux-semblants ? Comme tous les masques que nous mettons sur le visage, chaque jour. Rien n’est vrai !

– Peut-être que je rêve ? réfléchit Julian. Ou je perds la tête… Je perds la tête, c’est ça ? Quoi de plus normal que de faire la conversation avec le fantôme de son ancêtre ? C’est d’un commun ! Je deviens fou… Je deviens complètement fou !

– Et que pense Phileas Pendragon de la folie ? se gaussa l’esprit avec un demi-sourire aux lèvres.

– Sortez de ma tête ! gronda Julian. Et répondez-moi, à présent ! Vous êtes celui qui a disparu dans l’océan Atlantique dans la première moitié du 19ème siècle, j’en suis sûr.

– Je suis le fantôme des Noëls passés

– Pitié ! Je suis Anglais… Je connais mes classiques sur le bout des doigts ! Laissez tomber Charles Dickens et répondez ! Êtes-vous Jacobo Kolovos, oui ou non, bordel de merde ?

– Je le suis… Jacobo Kolovos, ancien corsaire du roi George IV, pour te servir. J’étais quelque part entre deux dimensions, commença alors à raconter le fantôme, errant dans les ténèbres d’un abysse, mais je suis revenu du fin fond du Triangle des Bermudes pour te mettre en garde, Julian Kolovos.

– C’est bien vous, alors… Je ne suis pas encore devenu fou. Encore que… Mais me mettre en garde, vous dites ? Me mettre en garde contre quoi, exactement ?

– Contre quoi ? Non… Pas contre quoi, Julian Kolovos. Contre qui !

– Contre qui… D’accord… Je ne pense pas avoir envie de connaître la réponse, finalement, marmonna Julian. En réalité, je ne suis même pas sûr de ne pas être dans les bras de Morphée, en ce moment même. Je rêve certainement. Je rêve, c’est ça. Vous ne pouvez pas être là.

À ces mots, Jacobo Kolovos disparut, furieux, comme de la fumée de cigarette dispersée d’un simple revers de main. Les lumières, dans la chambre, se mirent à crépiter avec insistance, et une ampoule explosa. Les quelques cadres accrochés aux murs, tout à coup, se décrochèrent, frappèrent le sol au même moment et se figèrent dans leur position verticale. La figurine de Phileas Pendragon s’éleva, resta en suspension au-dessus du secrétaire, quelques secondes durant, puis fut projetée avec force dans la direction de l’acteur qui s’écarta juste à temps pour ne pas la recevoir en plein milieu du visage.

– Eh ! désapprouva-t-il, courroucé. Arrêtez ça tout de suite ! Je n’ai pas peur de vous.

L’esprit se matérialisa de nouveau à moins de cinq centimètres de Julian. Il lui souffla un menaçant et très énigmatique : « Contre toi ! »

Le regard sans éclat, le fantôme de Jacobo Kolovos traversa la porte de la chambre de Julian, lequel le poursuivit dans le corridor où, avec stupéfaction, il le vit se fondre avec son portrait. Quant à l’eau laissée derrière le spectre, elle remonta le long du mur, sur le lambris, le velours, gouttelette après gouttelette, et fut finalement absorbée par le tableau.

Julian hésita, mais il passa la paume de sa main droite sur la toile. Elle était parfaitement sèche.

Il resta là un moment, puis en arriva à la conclusion suivante : tout cela n’avait été que le fruit de son imagination, et son manque de sommeil chronique était, assurément, la cause de ces hallucinations soudaines et fantasmagoriques.

– Les fantômes, ça n’existe pas…

De retour dans sa chambre, il regarda par terre, mais ni les cadres ni sa figurine ne s’y trouvaient. Tout était à sa place. La température, elle aussi, était redevenue normale. Il n’y avait pas de givre sur les vitres. Julian, alors, ricana, quoique plus si sûr de lui, en vérité !

Sa douleur à l’épaule l’éprouva de nouveau, toujours sans prévenir, mais un peu plus violente, cette fois… Il grimaça.

– Ça ne va pas recommencer…

 

 

Lien vers mon roman :

 

https://www.editionschloedeslys.be/catalogue/948-les-m%C3%A9tamorphoses-de-julian-kolovos.html?search_query=joe+valeska&results=10

 

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Carine-Laure Desguin signe un texte paru dans la revue AURA 106 "L'ATTENTE"

Publié le par christine brunet /aloys

L’attente

 

Elle gare sa voiture dans l’allée du garage. Le quartier est si calme qu’il s’en dégage des effluves mystérieuses, mortifères. Même les chaînes stéréo de Leelo, l’ado apprentie DJ de la maison d’en face, restent muettes. Elle (l’auteur ne lui attribue pas de prénom), elle n’a croisé personne en revenant de son travail (soit quand même neuf kilomètres dans une zone semi-urbaine), pas une seule voiture, pas une seule trottinette et pas l’ombre non plus d’une âme humaine que traînerait par sa laisse une chienne folle (non, l’auteur ne s’est pas trompé). Elle ouvre la portière, celle du côté conducteur, histoire de respirer une bulle ou deux d’oxygène tout en laissant passer le temps. Le chant des oiseaux investit l’habitacle tout entier. Elle ne reconnaît pas ces chants-là, elle ignore à quels oiseaux ils appartiennent, elle n’a jamais pris le temps de feuilleter un livre qui raconterait les espèces d’oiseaux et puis aussi le nom de leur chant respectif. Elle reconnaît cette lacune et se promet d’y remédier dès que la librairie rouvrira. Les secondes semblent tellement lentes à s’écouler, elle pense tout à coup à cet objet, un sablier, et se dit que dès que possible, elle se mettrait à la recherche d’un sablier dans une brocante ou l’autre. Une seconde égale pourtant une seconde depuis la nuit des temps, se dit-elle. C’est long et lent, quand même. Et ce foutu soleil ne se déplace pas, ou d’une façon si imperceptible. Elle aspire à passer à d’autres mouvements, ouvrir la porte et puis prendre… non, pas ça, pas maintenant, elle se refuse de penser à ces gestes de tendresse et de câlins interminables. Interdits. Le tactile est proscrit, c’est une façon de protéger les siens. Elle lève la tête et regarde les fenêtres de la maison. Les rideaux sont défraîchis, depuis le temps (encore lui) qu’ils n’ont plus tournicoter dans le tambour de la machine à lessiver. C’était quand déjà ? Bien avant la parution du dernier Nothomb, se dit-elle pour mettre à l’abri de tout (mais de tout quoi, au juste ?) son espace destiné à ses éléments d’humour. Elle n’allume pas la radio et son smartphone reste éteint. Elle perçoit un gazouillis qui surpasse celui de tous les autres. Cela vient de derrière les buissons d’hortensias. Il faudra qu’elle se l’achète, ce livre qui explique les noms des oiseaux. Elle étend une jambe hors de l’habitacle de la voiture et son pied s’adonne à faire quelques mouvements circulaires. Les haies de buis ont poussé ces dernières semaines, et pourtant elle devine toutes sortes de choses derrière la fenêtre de la cuisine de la maison voisine. Elle est ouverte, c’est sûr. Des odeurs d’épices et de poulet rôti traversent la haie et parviennent jusqu’à elle. Elle se surprend à penser que c’est une belle affaire, elle n’a rien perdu de son odorat. Elle entend le chant des oiseaux, elle sent les odeurs d’épices et de poulet qui cuit, de véritables petites batailles qu’elle gagne jour après jour. Elle éternue plusieurs fois de suite, des particules humides roulent sur le volant. Elles s’assécheront, se déshydrateront et puis mourront dans quelques heures proposent les scientifiques. Ces éternuements ne la rassurent pas mais elle relève la tête et se dit que décidément, ses rideaux devront être lavés au plus vite. Son regard glisse vers les murs de la façade et elle voit dégouliner tout le long des briques blanches, se bousculant à qui mieux mieux, des agglomérats compacts, mousseux, de, le suppose-t-elle, ces bestioles virulentes qui immobilisent les trois-quarts de l’Humanité depuis le mois dernier. La glycine fleurissante barre le passage à ces saloperies mais sitôt ces pensées l’effleurent-t-elle que les bestioles ont déjà amputé l’innocence de la plante. Un sentiment d’impuissance l’envahit, encore de la vie en moins, se dit-elle. À présent, il y a bien une quinzaine de minutes qu’elle a garé sa voiture dans l’allée du garage. C’est comme ça chaque soir. Elle revient du boulot et puis attend dans sa voiture une demi-heure ou plus, un temps d’attente qu’elle détermine elle-même et qui n’est pas proportionnel au nombre de décès qu’elle aura compté dans son service de psychogériatrie. C’est comme si elle donnait à sa voiture le rôle d’un sas de décompression. Jamais elle n’aurait imaginé en arriver là, être l’actrice d’un pareil cirque. Elle se sent tellement sale lorsqu’elle quitte le boulot. Tous ces morts et ses malades recouverts de ces bestioles virulentes que ses mains gantées ont touchés, ça la dégoûte. Alors elle reste là, comme ça, devant chez elle, chaque soir. Elle attend. Ce soir Adrien, son fils, l’a aperçue plus tôt que prévu, sans doute s’habitue-t-il à ce nouvel horaire, peut-être même a-t-il compris ce nouveau rituel, les enfants ressentent ces choses-là de la vie. Adrien sort de la maison en courant et crie alors maman tu viens, tu rêves ou quoi ? Et comme chaque soir avant de prendre son enfant dans ses bras, elle lui dira, laisse maman prendre sa douche avant de t’embrasser. Ah oui, à cause de ces méchants microbes continuera Adrien, bien informé de tout ce qui se passe à cause de ces vilains dragons invisibles qui rôdent partout et qui s’appellent tous Covid-19.  

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com

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Texte signé Carine-Laure Desguin pour le volume 2 des Cahiers du Cipala, Gaïa, la terre nourricière en danger

Publié le par christine brunet /aloys

Ses océans s’encombrent et se polluent, ses forêts s’enflamment, ses ciels se noircissent et ses cris abyssaux nous assourdissent. Oh ces cris qui nous parviennent de partout et nous martèlent la tête de jour comme de nuit. Mais eux, ils sont nés des étoiles de feu et d’un nouveau soleil. L’azur reviendra, les enfants le promettent. Le salut, l’alpha, le renouveau, ce sont eux, les enfants. Ils aiment Gaïa et ils protègent ses fruits. Ils dessinent sur des calendriers des journées sans bourreau. Et ils balaient toutes les ombres qui éteignent chaque lueur d’espoir. Déjà, la nature reverdit et les ciels s’éclaircissent. Les enfants ne fatiguent pas, jamais.  Ils écrivent des mots qui flottent et les océans se nettoient de ces goudrons pollueurs. Les enfants jouent et éclaboussent de leurs gouaches ces bruits de bottes qui gonflent les urnes. Et lorsqu’ils éclatent de rire, de grandes lumières au-dessus des montagnes nous prédisent que demain, à six heures du monde, Gaïa sera belle pour l’éternité. Ecris-je sur ma tablette d’argile.

 

Carine-Laure Desguin

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Carine-Laure Desguin nous propose un texte "Les dernières paroles de Valentin Courvayeur"

Publié le par christine brunet /aloys

Les dernières paroles de Valentin Courvayeur

 


  Cela faisait plus d’un an que je n’avais pas remis les pieds dans cette maudite région. Je n’aimais pas cette campagne triste, oppressante, surtout en cette fin d’automne. Les vues panoramiques à plusieurs endroits de la cité, oui, soit. Du haut des remparts, je ne voyais que cette rivière, la Sambre, qui serpentait au milieu d’une vallée moribonde en transportant dans ses eaux sales des tonnes de détritus. J’en avais la nausée et je me disais, Pauvres canards, flotter ainsi sur une flaque polluée… Des efforts, j’en ai fait. J’ai même lu des dizaines de poésies de Roger Foulon, un écrivain natif de cette cité médiévale. J’avais l’impression de ressentir un décalage entre la lecture de ses textes magnifiques décrivant entre autres, une campagne verdoyante, des ruelles et des venelles aux pavés moyenâgeux encore très authentiques et la vue de ces paysages mortifères que j’avais sous les yeux. Jamais je ne comprendrai pourquoi Val est venu s’enterrer dans cette petite ville de province : Thuin. L’amour sans doute, oui, c’est bien ça, l’amour. Et c’est cet amour-là qui, d’une certaine façon, lui a bousillé la vie. Alors lorsque Sybille Palate, madame la commissaire Sybille Palate s’il vous plaît, seulement la trentaine au compteur soit dit en passant, m’a demandé par mail si, puisque je serais très bientôt de passage en Belgique, je n’aurais pas l’amabilité de la rencontrer encore une fois, j’ai menti en répondant : Oui, bien volontiers, j’attendais de vos nouvelles. L’enquête au sujet de la disparition de mon fils, Valentin Courvayeur, était loin d’être close. Je l’avais pressenti dès la première minute de l’enquête, Sybille Palate ne lâcherait rien et, elle aurait depuis peu, auditionné un témoin. Il serait plus facile d’avoir une conversation autre que par l’intermédiaire de tous ces instruments numériques et, rien de mieux d’après elle, qu’un face à face physique, les yeux dans les yeux. Tellement de choses deviennent évidentes lorsqu’on entend la voix de son interlocuteur en même temps que l’on découvre d’au plus près sa gestuelle et ses mimiques, etc. À lire son mail, mes impressions se confirmaient : Sybille Palate me cherchait des poux. Depuis le début, elle ne cessait, par des sous-entendus malsains, de me soupçonner d’être responsable de la disparition de mon fils. Selon Sybille Palate, je n’avais jamais accepté que Val s’installe ici, à Thuin, et de surcroît avec Samuel Demulder. Elle avait même, lors d’un entretien, prononcé à mon égard bien sûr, le mot « homophobe ». Alors, lorsque nous nous sommes retrouvés en tête à tête, Sybille Palate et moi, dans son bureau situé Clos de l’Harmonie, la conversation a vite dégénéré. Je percevais des allusions à double sens que ce flic en jupon parsemait dans la conversation. J’ai perdu mon sang froid et puis élevé le ton.  Ah, ce serait bien pour sa carrière et son prestige, de dénouer cette enquête qui n’en finissait pas. Et quelle aubaine : prouver que le célèbre écrivain parisien Réginald Courvayeur était à l’origine de la disparition de son fils. Allons nous dérouiller les jambes, voulez-vous monsieur Courvayeur, ça nous remettra les idées en place à tous les deux, me proposa Sybille Palate.  Je ne vous accuse pas, sachez-le, je cherche des réponses à mes questions, continua-t-elle sur un ton dégagé.

   Nous avons piétiné les feuilles mortes sur ce carré champêtre d’où s’élèvent quelques arbres et qu’on nomme Le Chant des Oiseaux. Je n’ai vu aucun oiseau, pas même un chat. Et là, dans ce passage boueux et sans issue, entouré de maisons aux façades fades, j’ai entendu pour la xième fois madame la commissaire relater la vie de mon fils : Monsieur Courvayeur, votre fils Valentin et son compagnon Samuel s’entendaient à merveille. C’était un jeune couple gay sans aucun problème. Ils projetaient de rénover cette maison, rue du Rivage, une maison classée, je vous le rappelle. Vous m’avez lancé, après la disparition de votre fils, ces paroles méprisantes : Une petite bicoque de rien du tout ! Monsieur Courvayeur, la rue du Rivage à Thuin est une rue pittoresque et très prisée des touristes. Cette rue est le centre de la commune indépendante libre du Rivage et ce quartier possède son propre bourgmestre, folklorique, soit… C’est un peu comme chez vous, à Montmartre, si vous me permettez la comparaison. Val et Samuel s’activaient dans l’ASBL qui finance tout le marketing concernant le vignoble de notre belle cité médiévale. Cela ne vous surprend pas, je suppose. Val, lorsqu’il habitait à Montmartre, était aussi très proactif au niveau du vignoble, de sa culture et de la commercialisation de son vin. Cette expérience fut précieuse pour l’évolution de nos jeunes vignes et un jumelage entre Thuin et Montmartre était envisagé, c’est dire. En bref, monsieur Courvayeur, Val et Samuel menaient une vie sans nuage, aucun nuage, j’insiste, monsieur Courvayeur. L’enquête n’a rien donné du côté de cette ASBL créée pour la distribution commerciale du vin thudinien, tout est nickel, et aucune embrouille non plus avec les autres associés : Tous restent stupéfaits de cette disparition. Et Samuel Demulder est, depuis ce drame, inconsolable. Je ne vous entends plus, monsieur Courvayeur, l’air pur de notre campagne vous rendrait-il muet ?

   À cet instant précis, nous étions au bout de ce passage sans issue, juste devant une œuvre d’art dont j’ai oublié le nom de l’auteur et, tout en me questionnant au sujet de mon silence, Sybille Palate ne décrochait pas son regard des parcelles vinicoles. Car de là, postés juste en face de ce grand cercle en acier poli, nous avions devant nous une vue à cent-quatre-vingts degrés sur les jardins dits suspendus. Le vignoble, au loin, nimbé par une légère brume colorée, était presque invisible, d’autant plus que le ciel s’obscurcissait, laissant même entrevoir un halo rougeâtre. C’est parce ces vignes, pourtant dénudées à cette période de l’année, ne vous laissent pas indifférent que vous ne réagissez pas, n’est-ce pas monsieur Courvayeur ? Une émotion vous submergerait donc lorsque vous avez ce spectacle devant les yeux ? Car au loin, bien au-delà du beffroi, coule la Sambre, monsieur Courvayeur, et, avec de l’imagination, on devine la rue du Rivage… que vous situez sans mal, je suppose.  

   Je n’ai pas répondu à cette question, j’ai réussi à l’éluder en insistant sur le fait que j’étais ici parce qu’il y avait du nouveau dans cette enquête et qu’avant de repartir vers Bruxelles (je dédicaçais à la librairie Mot Passant mon dernier livre), j’aimerais connaître, enfin (j’ai insisté sur ce mot), le nouvel élément de cette interminable enquête. Madame la commissaire, ai-je continué, mon fils reste introuvable. Aucune trace de lui, ni dans le monde physique, ni dans le monde numérique. Son compte n’aurait subi aucun débit. Mon fils est mort, madame la commissaire, mort. À chaque fois que je lis vos mails, des plaies en moi se ravivent et vous me donnez de faux espoirs, c’est inhumain. Sybille Palate restait imperturbable. Le ton que j’employais la laissait de glace et lorsque j’ai dit que mon fils était mort, elle n’a pas démenti. Non, elle a embrayé sur une question à laquelle je ne m’attendais pas du tout : Monsieur Courvayeur, rendrez-vous visite à Samuel Demulder lors de votre séjour dans notre région ? N’auriez-vous pas une dernière conversation à partager avec le compagnon de votre fils, ou disons plutôt… continuer une conversation ? J’ai regardé Sybille Palate dans les yeux et je lui ai lâché : Je n’ai rien à faire dans ce taudis de la rue du Rivage, et si j’osais, je lui casserais la figure à ce Samuel, il est à l’origine de la disparition de mon fils, d’une façon comme d’une autre. Menez votre enquête comme il se doit, elle n’a que trop patauger jusqu’ici. Je retourne illico dans ma chambre, hôtel Novotel à Charleroi, puisque vous alliez me demander où je logeais, j’en suis certain.  Sybille Palate n’a plus posé aucune question mais a cependant affirmé d’un air très sûr d’elle qui ressemblait à un ordre : J’espère que vous resterez quelques jours en Belgique, monsieur Réginald Courvayeur, il se pourrait que le dénouement de cette enquête soit une source d’inspiration pour votre prochain roman. 

 

   Ce soir-là en retournant vers Charleroi, tout s’est embrouillé dans ma tête et j’ai senti que mon rythme cardiaque s'accélérait. Ce que Sybille Palate aurait pu découvrir, je m’en doutais. Je craignais que cette monstrueuse vérité soit dévoilée. Ce qui ferait basculer mes jours dans un cauchemar noirissime. À Gozée, sur la N53, je n’ai pas continué vers Charleroi, j'ai fait plusieurs fois le tour d’un rond-point tout en réfléchissant. Des images sensuelles de Samuel me revenaient comme un boomerang et puis j'ai filé vers Thuin. Sybille Palate avait raison, Samuel et moi avions encore des choses à nous raconter, beaucoup de choses. J’ai garé mon véhicule sur la place, devant le monument dédié aux bateliers. Les eaux de la Sambre étaient calmes et aucune péniche n’était visible, ni en amont, ni en aval. Il était tout près de vingt-deux heures, tous les magasins de la rue ‘t Serstevens étaient fermés. Dans ces petites villes belges, tout se meurt une fois le soir tombé, pourrait-on croire. J'ai regardé du côté de l’autre berge de la rivière, je n’ai vu que les lumières des habitations. Le vibreur de mon smartphone m'a fait sursauter, c'était mon éditeur qui me demandait la confirmation de ma prochaine séance de dédicace, ce samedi. Je lui ai répondu, Pour rien au monde je ne raterais ce rendez-vous avec mon lectorat bruxellois, tu penses ! J’ai ensuite envoyé un texto à Samuel, je ne voulais pas qu’il sursaute et s’inquiète, ce n’était pas l'heure habituelle pour une visite amicale. La rue du Rivage était déserte et à peine éclairée, tout comme ce soir-là, le soir du drame. Mes pensées dérivaient vers toutes ces heures passées ici, dans cet ancien quartier de bateliers. À déguster ce vin thudinien, Le clos de la Venelle. Oh, de la piquette, mais qu'importe. Val s'était obstiné à rechercher la meilleure méthode afin d'améliorer ce vinaigre et là, son expérience vécue dans le vignoble de Montmartre lui venait à point. Val voulait redorer le blason des crus du Clos de la Venelle, il aimait tellement Samuel. Qu'ai-je donc fait ? Mais pourquoi, pourquoi donc ? Soudain, un texto de Samuel : Je t'attendais. Comment Samuel se doutait-il que je viendrais chez lui ? Ah oui, ai-je pensé, mes séances de dédicace sont annoncées dans la presse. La porte du 11 rue du Rivage était entrouverte et Samuel était là, assis sur l'accoudoir d'un canapé que je ne connaissais pas. Samuel a perçu des interrogations dans mon regard et a murmuré, Comme tu vois, Régis (c'est le diminutif qu'il m'avait donné), tout est remis à neuf. C'est ce que Valentin voulait, une rénovation qui respectait l'ancienne architecture et puis, cette maison est classée, continua-t-il sur un ton de confidence, des critères sont à respecter. Samuel et moi avons commencé comme ça, par des banalités et puis, nous n'avons pu retenir nos sentiments plus longtemps. Mais cette fois, pendant nos ébats, ce n’est pas le bruit d’éclats de verre contre la façade que nous avons entendu, c'est bien pire que cela : Des crissements de pneu, des claquements de portière et puis la porte de la maison s’est ouverte assez violemment. J'ai vu des larmes dans les yeux de Samuel et ses mots dits à mi-voix, je ne les oublierai jamais, Excuse-moi, Régis, je ne pouvais plus garder tout ça pour moi. Devant nous, madame la commissaire Sybille Palate qui, sans reprendre une seule fois sa respiration, a débité son laïus : Vous étiez trop clean, monsieur Courvayeur. Il y avait forcément une faille. Oh, cela ne fait pas de vous l’assassin direct de votre fils, non, bien sûr. Et vous, Samuel Demulder, si vous n’aviez pas été victime de ce chantage, auriez-vous franchi la porte de mon bureau et dès lors tout avouer ? Eh oui, monsieur Courvayeur. Le soir où Val, avec rage, a brisé contre la façade de cette maison une bouteille de notre bon vin thudinien, c’est parce qu’il venait de vous surprendre dans les bras de son compagnon. Il a fait deux pas en arrière, n’en croyant pas ses yeux, et une voiture l’a heurté. Le conducteur ivre, un notable connu et respecté, Simon Dessalines, n’a pas voulu entamer sa réputation. Il a dissimulé le corps de votre fils, monsieur Courvayeur et ce avec votre approbation ! Mais de là, de là entre ces murs, affirma Sybille Palate en montrant de sa main droite la ruelle juste en face qui mène vers la berge de la Sambre, une autochtone, Gabrielle Darc, a reconnu Simon Dessalines. Ces derniers mois, en maître-chanteur très pro, Gabrielle Darc s’est bien enrichie : Le pognon de Simon Dessalines, le vôtre, Réginald Courvayeur et puis le vôtre également, Samuel Demulder. L’un d’entre vous devait craquer. Et ce fut vous, Samuel Demulder, puisque vous êtes le moins nanti. La grande question reste : Pourquoi avoir accepté que Simon Dessalines dissimule le cadavre de votre fils, monsieur Courvayeur. Ça, c’est la question. Et je connais la réponse, voyez-vous. Votre fils, monsieur l’écrivain parisien à succès, votre fils a parlé avant de fermer les yeux. Et ces mots-là, Simon Dessalines les a entendus. Ainsi que Gabrielle Darc. Habillez-vous, monsieur Courvayeur. Vous aussi, monsieur Demulder. Et puis suivez-moi, nous devons encore discuter vous et moi, des ombres subsistent dans cette curieuse affaire.

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com

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"Le jour se rapproche du premier jour", un texte signé Carine-laure Desguin publié dans le Spantole

Publié le par christine brunet /aloys

 

Le jour se rapproche du premier jour

 

Celui qui sourit vers l’infini

À l’orée d’une lumière hybride

Alliée à jamais des chants de la terre

Et de ceux des océans

Par-delà les prières du temps

Grâce ! Grâce ! Les cercles des humeurs

Disparaissent et les songes à l’aube

Du grand tout dans un non-lieu une île

Aux mille chemins aux promesses subtiles

Ce jour-là à cette heure-là des ailes

Sonorités magiques et sorcières bleuissent

Les tissus les arômes tous les habits sages et enjôleurs

Grâce ! Grâce ! les astres eux-mêmes

Éclairés d’un métal aux reflux perlés

Se taisent et s’agenouillent à l’ombre de la belle

 

Le jour se rapproche du premier jour

Corymbe sur les bords soyeux du temps

À demi-mots au gré des souffles

Quand les cotonnades rassemblent les lames

Un métal fou aux veines exsangues

File chasse après chasse vers la sublime flamme

Grâce ! Grâce ! Les rives de l’universel

Hèlent encore les paniers aux fruits d’or

Les ardents délices d’un vivant ressuscité

Hors des coulées des chasubles mouvantes

 

D’une obole de sang d’un sacrifice

Dans la paume d’un esprit une lumière

Des semences de l’univers des essences

Ruissellent jusqu’aux frontières lunaires

Grâce ! Grâce ! Pitié

Et des petits grains de sable se traînent

Se désarment adossés à l’arc-en-ciel

 

Carine-Laure Desguin

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