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Un extrait du nouveau roman de Gauthier Hiernaux, Lucioles

Publié le par christine brunet /aloys

 

gauthierhiernaux

 

 

 

Quelque chose claqua dans le bas du corps du juge quand il leva la jambe pour enfourcher son vélo. Il voulait sauver les apparences aux yeux de Miss Catherine et pensait que descendre la côte qui le menait à la maison ne lui causerait aucun dommage. Il découvrait avec tristesse qu’il y avait un fossé très large entre ses désirs et la réalité. Serrant les dents, il posa son séant sur la selle et commença à pédaler pour gagner un peu de vitesse. 

On avait commencé les fondations de cette route à la fin des années quatre-vingts, mais celle-ci ne se prolongeait guère au-delà du chemin qui menait à sa demeure. Le projet avait été abandonné lorsqu’un édile fraîchement élu avait débloqué des fonds pour l’édification d’une nationale qui permettait aux voyageurs de traverser l’état sans passer par tous ses chemins de campagne. La route que le vieux juge descendait en tentant de ne pas verser dans le fossé était poussiéreuse en été et boueuse en hiver. Elle avait cependant l’avantage d’annoncer au juge la présence de visiteurs avant que lui-même ne pénètre dans l’allée qui menait à sa tanière. En effet, les traces que leurs pieds ou les roues de leur voiture laissaient sur le chemin étaient autant d’indices qui permettaient au vieillard d’adopter une humeur avant d’entrer dans l’arène.

Il avait plu la nuit précédente – un bel orage d’été avait détrempé la terre – et, lorsque Louis avait emprunté le chemin qui menait à la route ce matin, il n’avait pas remarqué les traces de pneus qui menaient chez lui.

Après avoir dérapé sur des graviers, il quitta son engin avec le maximum d’élégance dont il était capable. Son dos protesta, mais tint bon lorsqu’il se pencha pour passer un doigt sur les sillons laissés par l’engin motorisé. Un véhicule pesant, à première vue. Pas celui du livreur de lait qui s’arrêtait à chaque fois avant la fin de la route et qui donnait trois coups d’avertisseur avant d’abandonner les bouteilles à la bienveillance de Miss Catherine. 

Aucun camion ne se serait risqué à passer sur un sentier aussi peu sûr et, à part Nemrod, ses visiteurs étaient plutôt rares.

D’un autre côté, les estivants n’étaient pas tous partis et certains d’entre eux se baladaient parfois en 4X4. Quelques villageois possédaient aussi des véhicules tout terrain, mais ne le sortaient guère qu’en hiver quand la neige recouvrait les routes de l’Illinois et les rendait excessivement dangereuses.

Louis consulta sa montre. Il était quinze heures trente. Il espérait qu’il ne s’agissait pas d’un représentant quelconque que Miss Catherine avait eu la faiblesse de faire entrer.

Le car avait disparu depuis longtemps sur la nationale amputée et le silence était total. Louis tendit l’oreille, à l’affût du moindre bruit, mais le bois était tout à fait silencieux. D’où il se trouvait, il pouvait apercevoir la boîte aux lettres qu’il avait repeinte l’année dernière – elle avait cependant toujours l’air de tomber en ruine – puis le début de son allée.

Louis suivit encore les traces qui se dirigeaient en arêtes régulières et bosselées dans le sol d’habitude plus ou moins lisse de son entrée.

Arrivé à côté de sa boîte aux lettres, il remarqua avec effroi que celle-ci avait été à moitié arrachée par le passage du véhicule qui avait laissé des sillons très profonds dans son gravier.

Doucement, le juge leva les yeux et aperçut une Jeep de couleur bordeaux immatriculée dans l’Illinois. Elle était garée de biais devant les marches de sa maison, immobile comme un animal mourant.

Il remarqua également que le véhicule portait le logo d’une société de location de voitures et arriva à la conclusion que son visiteur n’était pas, comme il l’avait d’abord espéré, un ami de longue date puisque ceux-ci habitaient tous dans le comté.

Du reste, Nemrod Greenberg était trop ancré dans ses habitudes pour abandonner sa Chrysler sur un parking pour venir lui rendre visite.

Soudain, Louis repensa alors à sa boîte aux lettres mutilée et il commença à paniquer. Il laissa tomber son vélo dans l’allée et commença à grimper les marches de son perron en clopinant.

Catherine ?

Aucune réponse ne lui parvint. La porte était entrouverte. Il passa la tête et appela une nouvelle fois.

Catherine ???

La maison était plongée dans le silence le plus total. Cependant, en prêtant l’oreille, il crut distinguer un bref sanglot. Saisi d’une angoisse terrible, il traversa le salon en se dirigeant vers la cuisine qui jouxtait la pièce principale.

Miss Catherine était là, assise – affalée plutôt – sur une chaise de bois. Elle avait regardé le juge entrer d’un regard rougi par les pleurs. La gouvernante était si pâle que Louis sentit un tremblement lui secouer le corps.

Que s’est-il passé ici, nom de dieu ?

Elle coula vers Louis un regard douloureux puis  désigna une forme à sa droite. Près de la moustiquaire du jardin, gisait un corps en position fœtale.

Alors que le juge allait ouvrir la bouche pour obtenir des explications, l’ombre s’anima et se releva comme au ralenti. Elle était filiforme, hésitante, maladroitement dessinée. Elle s’avança vers le juge, la démarche mal assurée, les membres flageolants et, quand elle fut plantée devant le maître de maison, elle dit :

Bonjour, papa.

Malgré tout ce qu’il avait pu penser durant ces dernières années, malgré tout le mal qu’il avait pu lui souhaiter et tout ce qu’il avait pu dire, Louis ne retint pas ses larmes. Elles lui brûlèrent les joues comme des traînées d’acide. Il les avait trop longtemps rentrées. Louis ne s’était plus épanché depuis la mort de Molly car il estimait erronément que la vie ne pouvait plus lui infliger la moindre peine. Pourtant, durant ces minutes de retrouvailles, son apparente réserve avait fondu. La vague gigantesque de ses sentiments déferla dans son cœur, balayant son amertume. Il étendit les bras pour serrer son fils, mais au dernier moment, il se ravisa. Quelque chose dans les yeux du jeune homme maigre brillait d’une manière inhabituelle, quelque chose de terrible qui interdisait au père éploré ce tendre geste d’amour. Derrière Louis Zahlen, la gouvernante émit un sanglot bruyant et se moucha.

Pourquoi es-tu revenu, Fred ? demanda-t-il en essayant de se convaincre que, finalement, tout cela n’était pas si grave.

Fred s’écarta de son père et eut l’air plus pitoyable que jamais. Il était efflanqué comme si depuis son départ pour la Birmanie, il n’avait pu avaler qu’un demi-repas par jour.

J’ai besoin... j’ai besoin de toi, papa...

Sa voix était rauque comme celle d’un vieux fumeur et, tout en attendant la suite d’une confession qui tardait à venir, le vieillard se demanda par quelles épreuves son fils unique avait dû passer.

J’ai... j’ai fait une chose terrible, papa...

Nouveau sanglot de Miss Catherine. Louis siffla entre ses dents pour la faire taire.

Fred prit une inspiration digne d’un plongeur en apnée.

J’ai…

Il lâcha tout l’air et dut en reprendre un bol.

-                         J’ai tué Laurie Greenberg !...

 

Gauthier Hiernaux

grandeuretdecadence.wordpress.com


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L'artiste, un poème de Jean-Michel Bernos

Publié le par christine brunet /aloys

L’artiste

 

 

Le musicien transi s‘est assis sur ce banc,

Lampadaire blafard, dans la nuit sombre et triste.

Un soufflet de fa dièse s’évapore et s’étire,

Tandis que les orchestres amenés par le vent,

Reprennent en harmonie les refrains de l’artiste,

Gâtant la ville lasse d’un éclat de saphir.

 

Son illumination semble l’abandonner.

Il a perdu le rêve qui le portait souvent.

C’était sans bien compter sur le beau souvenir,

Celui des feuilles rouges, tombées après l’été,

Qui charriaient ainsi, ses notes heureusement,

N’oubliant rien de lui, négligeant de mentir.

 

Il doute du talent qu’un jour on lui remit,

Espère en l’intuition, aspire à céder l’œuvre.

S’applique à rendre unique un ouvrage gracieux.

Bien des oiseaux sans voix, on trouvé un ami.

Comme les chœurs ravis, ils vont à la manœuvre

Voici en même temps les chants venus des cieux.

 

D’un vol ou bien d’un dard, le jour entraîne l’onde,

Porte le son joyeux d’une comptine oubliée.

L’artiste s’éveille alors, et au matin sourit,

Ne sachant rien du bien que lui porte le monde.

Il réalise l’heure de ce bonheur loué.

Il retourne à la vie, découvrant son mépris.

 

 

Jean-Michel Bernos

1e Couverture MML-copie-1

 

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Jean Destree nous propose un nouvel extrait de "Le tilleul du parc"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

IMG 1738

 

L'odeur du café frais vint surprendre Jean-Michel qui s'éveilla. Encore dans le vague du sommeil, il ne s'inquiéta pas de l'heure. Son travail ne commençant qu'en fin de matinée, il avait donc tout le temps pour se préparer. Soudain, il pensa au café. Que se passait-il en bas? Prenant à peine le temps d'enfiler un peignoir, il descendit la volée de marches en trois enjambées, ouvrit brusquement la porte de la cuisine. Lui tournant le dos, l'inconnue était assise à la table à boire du café. Le bruit la fit se retourner. Elle sourit.

 

- Bonjour. Vous avez bien dormi?

 

Jean-Michel, figé, fit un signe de la tête mais ne bougea pas. La femme se leva, prit une tasse dans le buffet et servit le café.

 

- Du lait et du sucre?

- Oui, les deux, s'il vous plaît.

 

Il était comme tétanisé, ne sachant plus très bien s'il était chez lui ou ailleurs. Il réfléchit un instant puis reprit.

 

- Mais qu'est-ce que vous faites ici?

- Je vous ai fait le café. Vous n'êtes pas content? Ça doit faire un bon bout de temps que ce ne vous est pas arrivé. Je me trompe?

- Merci. Au moins cinq ans. Je ne me souviens plus.

- Je vous ai entendu rentrer cette nuit. Il était près d'une heure. Je ne dormais pas. Je n'ai pu trouver le sommeil que lorsque j'ai été certaine que vous étiez bien rentré. C'est drôle?

 

Il était perplexe, presque ennuyé. Cette intrusion dans sa vie le troublait plus qu'il ne l'aurait pensé. Et puis, cette manière gentiment désinvolte de s'imposer à lui l'empêchait de réagir comme il l'aurait souhaité. Il s'assit à table, silencieux, et but son café à petites gorgées. Enfin, il osa regarder la femme installée à sa table en face de lui comme si elle y eût trouvé sa place.

 

- Vous ne dites rien. Il n'est pas bon, mon café?

 

Elle sourit en regardant Jean-Michel droit dans les yeux. Le regard clair le troubla. Il esquissa un sourire mais se reprit bien vite.

 

- Je m'appelle Fabienne. Vous, c'est Jean-Michel. J'ai vu votre nom sur une enveloppe: Jean-Michel Vallier. Ce n'est pas un nom de par ici, ça? Mais c'est un beau nom qui sonne bien. Il me plaît beaucoup.

- Non, ce n'est pas de par ici. Mon arrière-grand-père est venu de Suisse il y a plus d'un siècle, mais je n'ai jamais su pourquoi il avait atterri en Belgique. Tout ce que je sais, c'est qu'il possédait une petite forge dans le fond de la province où l'on exploitait encore le fer vers 1850. Mon père était cheminot, il conduisait une locomotive à vapeur; il est mort de silicose, comme les mineurs d'ici.

 

Il s'arrêta, surpris des confidences qu'il venait de faire. Pourquoi s'était-il allé à dire à cette femme des choses qu'il n'avait jamais racontées qu'à Robert. Il fut presque gêné de s'être laissé prendre au jeu subtil de cette femme sortie il ne savait d'où et qui était parvenue à lui faire dire des choses qu'il tenait secrètes.

 

Fabienne se leva, ramassa les tasses et les déposa sur la tablette de l'évier. Il la regardait s'affairer tandis qu'elle préparait la table pour le déjeuner. Il ne pouvait se faire à l'idée qu'il y avait ce matin-là une femme dans sa maison et surtout qu'elle avait l'air de s'y trouver comme chez elle.

 

- Je vais faire ma toilette, dit-il comme pour s'excuser.

 

- Vous prenez de la confiture? demanda-t-elle. J'en ai trouvé sur l'étagère à l'entrée de la cave.

 

Il ne répondit pas et disparut dans l'escalier. Il ne parvenait pas à cacher son émoi. Une femme. Une belle inconnue qui s'imposait tout naturellement, qui était en train de l'apprivoiser et qui cherchait à mieux le connaître. Pourtant, elle ne lui avait posé aucune question. C'était lui qui s'était laissé aller et cela le gênait. Il faillit se couper en se rasant. Il pesta contre la lame qui coupait mal, contre le savon qui ne moussait pas assez, contre l'eau qu'il trouvait trop chaude puis trop froide. Il acheva sa toilette en redescendit. Sans doute l'avait-elle entendu car il la trouva versant le café bouillant dans des bols à fleurs dont il ne se servait plus depuis longtemps.

 

- Vous avez fait vite, dit-elle. J'ai eu à peine le temps de dresser la table. Venez, tout est prêt. Bon appétit. J'ai faim.

 

Ils se faisaient face et Jean-Michel n'osait pas la regarder. Elle se leva pour servir un autre bol de café, mais il fit non de la tête. Elle parut soudain ennuyée devant le silence obstiné. Son regard s'assombrit et Jean-Michel remarqua qu'elle avait envie de pleurer. Il s'en voulut d'être si bourru et peu courtois et il sourit franchement.

 

- Pardonnez-moi, dit-il, j'ai si peu l'habitude d'être servi. Vous savez, un célibataire n'est pas toujours un personnage fréquentable. Les gens comme moi ont des manies de vieux grigous; ils sont terriblement jaloux de leur indépendance et, lorsqu'ils sont surpris, ils ont besoin d'un certain temps pour reprendre leurs esprits. Ne m'en veuillez pas, si j'ai manqué de tact à votre égard, Fabienne... mais...

 

Il venait inconsciemment de prononcer son prénom. Était-ce vraiment involontaire? Il s'arrêta, confus et se sentit rougir de son audace.

 

- Excusez-moi, Madame. Ne faites pas attention, je n'ai pas voulu vous choquer. Je suis parfois bien distrait.

- Ne vous en faites pas. Ce n'est rien, fit-elle avec un petit sourire. Moi, je vais vous appeler Jean-Michel. C'est beaucoup mieux que "monsieur". Au moins c'est plus simple. D'accord?

 

Il ne répondit pas. Il se leva et, réflexe d'homme habitué à la solitude, il se mit à desservir la table, faisant signe à Fabienne de le laisser faire.

 

- Vieille habitude, dit-il, comme pour se faire pardonner. Il faut bien partager le travail. Vous avez fait le principal, laissez-moi donc l'accessoire. A propos, vous n'avez pas eu trop froid cette nuit? Avec cette humidité, les vieilles maisons sont de véritables nids à bronchites.

- Mais non, ne soyez pas inquiet, je suis habituée. Et puis, c'est un bon lit, même froid, à côté d'une banquette de gare. Si vous me le permettez, je vais faire ma toilette et je m'en irai, car j'ai besoin de savoir.

 

Elle se leva et pour la première fois, Jean-Michel osa la regarder franchement. Elle avait enfilé un de ses pyjamas et le peignoir était un peu grand pour elle. Ses cheveux sombres, défaits lui tombaient sur les épaules. Jean-Michel fut troublé. Elle était réelle-ment belle malgré sa tenue négligée. Décidément, la vie était bizarre. Ce qui lui arrivait était si inattendu qu'il en perdait ses moyens.

 

"Toi, se dit-il, si tu n'y prends pas garde, tu vas te laisser embobiner par cette intruse. Et après? Une fois suffit".

 

Fabienne était sortie. Il l'entendait monter lentement les marches et s'enfermer dans la salle de bain. Il s'installa à son bureau et commença à préparer ses cours. Il ne savait pas par quel bout commencer et, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à se concentrer sur son travail. Il se releva et revint dans la cuisine pour se servir une tasse de café. Il était trop énervé pour continuer et puis, tant pis pour les leçons! Ce qu'il était en train de vivre depuis la veille devenait important. Il en était de plus en plus convaincu.

 

Il buvait lentement, fixant les pommiers du jardins. Il entendait le pas de Fabienne là-haut et se l'imaginait mettant de l'ordre dans les chambres. Et si... Mais non. Il ne pouvait pas. Il ne voulait pas. Pour lui, Fabienne, cette femme encore inconnue hier soir, n'était pas une femme comme les autres, comme l'autre, celle qui l'avait quitté parce qu'ils étaient trop différents. Fabienne, c'était comme un rêve qui le troublait en le dérangeant dans ses habitudes.

 

 

Jean Destree

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Jean-Claude Texier : un second extrait de L'Elitiste

Publié le par christine brunet /aloys

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L’ÉLITISTE

                           Jean-Claude Texier

 

Un extrait de circonstances électorales

 

Roméo de Rivera, proviseur du lycée Edith Cavell dans une banlieue bourgeoise de la région parisienne, staliniste farouche et dirigeant tyrannique, devenu socialiste par opportunisme, est fortement impliqué dans la campagne présidentielle de 2007.

 

Suite...

 

 

 

 

(...) Enfin, profitant d’une accalmie, il posa la question qui lui brûlait les lèvres :

« Dites-moi, Mademoiselle… ? 

— Edwige, et vous ? 

— Roméo. 

— C’est très romantique. Un joli prénom. 

— Merci. J’aimerais connaître votre avis, on parle beaucoup en ce moment du clivage droite gauche et certains trouvent que ces orientations sont dépassées. Pour vous, qui êtes jeune, que signifie être socialiste ? Beaucoup de gens jugent aujourd’hui qu’il n’y a plus de différence entre la gauche et la droite. Qu’en pensez-vous ? 

— Oh si, il y a une grande différence, même si l’on prétend le contraire. »

Elle était soudain devenue très sérieuse, comme si ce sujet lui tenait à cœur. 

Elle réfléchit un instant.

« Le socialisme prend la nation comme un tout, collectivement, commença-t-elle d’un geste charmant évoquant un globe. Il ne fait pas de différences sociales. Être socialiste, c’est croire en l’égalité de tous les hommes, quels que soient leur origine ethnique, leur religion, leur engagement politique, leur niveau social. Pour un socialiste, le mot le plus important, c’est le peuple, celui qui contient toute la sagesse accumulée par les générations. L’idéal socialiste, c’est le bonheur de tous, du plus humble au plus élevé, et comme il repose sur l’égalité, il implique le partage des richesses, leur redistribution équitable sur l’ensemble de la nation. Il y a tout cela dans le programme de Ségolène. Sa démocratie participative va puiser aux sources populaires du pays pour s’en inspirer. Elle s’intéresse aux exclus, aux handicapés, à l’égalité salariale de l’homme et de la femme, à la promotion sociale de la femme, à l’insertion des jeunes dans la société, à la lutte contre le racisme et la discrimination. Dans l’État socialiste, tous les hommes sont égaux, donc solidaires, et l’intérêt général l’emporte sur les profits privés. L’économie de marché doit être contrôlée par l’État pour assurer la justice sociale.   

Il y a aussi l’idée que l’homme peut échouer, que l’échec n’est pas une damnation. On aide le perdant à se relever. La pauvreté est une conséquence de l’inégalité, du gaspillage, de l’appropriation des richesses par quelques-uns, des abus de pouvoir, de l’injustice. Davantage de justice sociale doit amener les plus démunis à sortir de la pauvreté. C’est l’ordre juste de Ségolène : faire en sorte que chacun ait de quoi vivre                      décemment. »

Roméo l’approuva.

« Et maintenant, être de droite, qu’est-ce que c’est, selon vous ? »

Elle se concentra un instant.

« La droite voit la société sous l’angle de l’individu. Elle prêche des valeurs que ne renie pas nécessairement la gauche, mais leur donne une importance primordiale : le travail, l’ambition, la famille, la patrie. Économiquement, elle prêche le libéralisme, qui laisse jouer la concurrence commerciale, et la compétition des individus, qui doit faire réussir les meilleurs. Il y a donc dans l’idéologie de droite un culte de l’élite… »

Roméo tiqua malgré lui à ce mot.

Elle n’y prit garde et s’enflamma, le verbe haut.

« ... avec pour corollaire un mépris de l’exclu, de celui qui échoue, qui se révolte, du délinquant des banlieues assimilé à une racaille, une tendance à l’autoritarisme, une glorification de l’ordre brutalement instauré, de la répression de la criminalité par l’augmentation des peines, un darwinisme social qui prétend que dans la lutte pour survivre, c’est le plus apte qui gagne, tandis que les moins aptes sont naturellement éliminés. C’est comme l’opinion de Sarkozy sur les pédophiles victimes de leur héritage génétique. Ce sont d’incurables ratés de la nature. On n’y peut rien. L’échec est donc la sanction d’une incapacité, et la réussite la récompense du labeur et de la valeur de l’individu.

Donc, la droite défend l’entrepreneur, moteur de l’économie. C’est l’entreprise qui crée les richesses, et c’est par sa croissance qu’un pays progresse économiquement en fournissant emplois et pouvoir d’achat pour tous. Elle croit au mérite individuel, voit dans l’argent une récompense du travail et des talents, et non une injustice. Le train de vie de Vincent Bolloré, 451e fortune du monde, est un scandale pour la gauche, un exemple de l’appropriation des richesses par les privilégiés. Mais selon la droite, Vincent Bolloré est un exemple de compétence, de valeur, de travail, d’efficacité et de prise de risques, dont la réussite contribue au rayonnement économique d’un pays.

Pour la droite, les 35 heures sont une aberration, car le travail n’est pas un gâteau que l’on découpe en parts équitables pour chacun. Selon Sarkozy, elles coûtent sept milliards par an au pays, sans parler des secteurs où elles sont inapplicables, comme les hôpitaux. Le plein emploi est l’œuvre des entrepreneurs qui font tourner la machine économique à plein régime, et dont il faut faciliter les projets. En particulier ne pas les faire fuir à l’étranger par un impôt sur la fortune trop élevé. 

— Bravo pour cette analyse, apprécia Roméo. Mais le clivage gauche droite, est-il si tranché que cela ? 

— Oh, pas toujours. Ainsi, quand Ségolène veut réconcilier les Français avec l’entreprise, quand elle prétend aider les entreprises innovantes qui réussissent, elle préconise une politique de droite. Car où trouver de l’argent ailleurs que dans l’économie ? Prendre l’argent des riches est une hérésie. 

— Vous êtes donc de droite, puisque vous prêchez le libéralisme économique » fit-il d’un air taquin.

Elle sourit en balançant la tête.    

« Ni de droite, ni absolument de gauche, puisque je ne suis pas encore décidée à prendre ma carte du PS. Il y a plus d’égoïsme, de dureté, d’exigence à droite, mais aussi parfois plus de pragmatisme ; il y a plus de générosité, de tolérance, d’ouverture et d’humanité à gauche, en particulier en matière d’immigration et d’environnement, avec parfois un manque de réalisme. Mais je crois que cette division droite gauche n’est pas une vision saine des choses, qu’il faut se situer au-dessus, c’est pourquoi je penche vers Ségolène qui n’a pas une position                      antipatronale comme la gauche traditionnelle. Je partage son idéal d’une réconciliation des Français avec l’entreprise. 

— Qu’est-ce que vous entendez par réconciliation avec l’entreprise ? 

— Je veux dire, un individu peut très bien avoir de l’ambition, s’améliorer pour devenir excellent dans son travail, et un autre être un patron équitable payant convenablement son employé pour le travail qu’il fournit. Être patron implique une capacité à diriger, à assumer des responsabilités, mais aussi un sens de l’équité et de la justice dans le paiement de ses employés. Il ne peut verser le même salaire à tous, car certains sont plus qualifiés que d’autres. Mais il s’interdit d’exploiter quelqu’un parce qu’il est faible ou peu qualifié, ou de discriminer lors de l’embauche selon des critères raciaux, politiques, religieux ou autres, ou encore de pratiquer le harcèlement moral pour se débarrasser de quelqu’un sans lui payer des indemnités de licenciement, ou le harcèlement sexuel qui prend l’autre comme objet, ou toute autre forme de domination dégradante. Il ne manipule pas ses employés pour obtenir d’eux plus qu’ils ne peuvent donner, il respecte leurs horaires de travail, tient compte de leurs revendications, maintient le dialogue avec eux, et les rémunèrent décemment, chacun selon son mérite. Cette vision n’est pas chimérique, elle fait rejoindre la droite et la gauche dans la même communauté d’intérêts. »

Roméo était devenu blême. Il fixait la jeune étudiante comme un serpent, figé dans un moment de fascination où le reptile brise la volonté de sa victime, et avant de la détruire, la réduit à l’impuissance, en fait une chose molle, malléable, soumise, comme un subalterne. Mais indifférente à son masque glacé, elle lui offrait son regard clair, accompagné d’un demi-sourire, cherchant à deviner ses pensées, et, ravie de son effet, attendait patiemment une approbation. Comme le silence s’éternisait, une gêne sourde apparut dans ses yeux, une vague inquiétude de lui avoir déplu. Alors, conciliante, elle lui demanda doucement, comme à un enfant boudeur :

« Vous n’êtes pas vexé au moins ? »

Il parut sortir d’un monde intérieur et reprendre conscience du lieu et de l’heure.

« Non, dit-il faiblement, j’étais seulement… stupéfait de vous entendre parler… comme Ségolène. » 

Elle éclata de rire, d’un rire cristallin qui le réjouit. Autour d’eux, les clients se levaient et se dirigeaient vers le siège du parti où s’annonçait l’imminence des résultats. Ils suivirent la cohue et allèrent sur le trottoir opposé, devant l’immense écran, parmi la foule qui ponctuait les images d’applaudissements, de sifflements ou de huées selon le bord politique des personnages. Les vagues de drapeaux blanc et rouge du Mouvement des jeunes socialistes s’agitèrent lorsque commença le compte à rebours, vers les 2O heures fatidiques. Il cria avec eux, joignit sa voix tonnante à l’ample clameur de la jeunesse :

« six, cinq, quatre… »

Des balcons et des chambres sous les toits, où les vitres renvoyaient les derniers éclats du soleil en cette douce soirée printanière, des journalistes filmaient l’évènement.

Il retint son souffle.

 

Copyrights Editions Chloé des Lys 2012

 Jean-Claude Texier

 

elitiste

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Début et fin, un texte de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

delvilletete

 

DÉBUT ET FIN

Votre texte commencera par :

Sa voix était distante. Elle ne lui répondait qu'à demi mot.

Et se terminera par :

Cette journée de printemps était plutôt fraîche. La place du marché était noire de monde.

 

Sa voix était distante. Elle ne lui répondait qu'à demi mot. Pourtant d'habitude, elle n'arrêtait pas, une véritable mitraillette. Il faut dire que ce qu'il lui avait dit, l'avait laissée sur le cul, comme on dit !

 

Apprendre que l'on est enceinte de triplés, même le jour de la Saint-Nicolas et même si la nouvelle vous est annoncée par un spécialiste sérieux, n'est pas chose facile.

 

- Des triplés, vous… vous êtes sûr, Docteur ?

 

- Oui, il n'y a aucun doute. Rassurez-vous, vous aurez de l'aide et en plus, les allocations…

 

- Les allocations… une misère…

 

- Une aide familiale à plein temps et puis, la fierté de vous promener avec vos trois enfants…

 

- Et mon mari ? Que va-t-il dire ? Il est enfant unique…

 

- Nous nous revoyons dans deux mois ?

 

Le médecin avait abrégé la consultation ne sachant plus quoi répondre. Et les mois avaient passé… sans gros problème. Elle prenait de l'embonpoint, se promenait fièrement, parlant à toutes et à tous pour expliquer sa situation. Elle et son mari assumeraient et les trois enfants seraient accueillis avec amour.

 

La délivrance arrivait. Le 1er mai, elle rentrait à la maternité et mettait au monde trois garçons. Dehors, devant la maternité, le cortège passait avec ses slogans, ses harangues. Aux premiers rangs, on  apercevait quelques hommes politiques portant fièrement leur écharpe tricolore et un brin de muguet à la boutonnière. Cette journée de printemps était plutôt fraîche. La place du marché était noire de monde.

 

Louis Delville

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

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Courts extraits tirés de la trilogie de Stéphane Ekelson

Publié le par christine brunet /aloys

 

http://www.bandbsa.be/contes2/ekelsontete.jpg

 

Aimer à mûrir (extrait)

 

« J'embrasse la joue de l'écriture. Elle est féminine. Je voudrais l'épouser. Epouser ses formes fort séduisantes. Coucher dans le même lit de confidences, d'histoires vraies et fictives. Mêler ma langue à la sienne pour maintenir la passion. Je range mes armes, mon combat contre elle. Je veux qu'elle soit mienne et sienne. Je lui souffle des mots à l'oreille. Elle se met à rire. Je ris aussi de sa splendeur. L'écriture me dévisage. J'en tombe amoureux. Tout coule alors comme une source. Une relation est née. Elle a décidé en secret de m'épouser. Je tourne la page de mon passé. Je remplis les pages vierges de notre livre. Celui d'un amour naissant. Le mariage fut célébré dans une cathédrale accompagné par un orgue inspiré de notes comme les mots abondants écrits sur le registre de l'autel blanc. »

 

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L'indicatif présent (extrait)

 

« Le temps du plus blanc que blanc est révolu. A présent on parle de boue, de crasse, de puanteur, de déjection, de pourriture, de cadavre et de laideur. Tu es laide, tu es sale et tu pues. Tu n'aimes pas l'entendre n'est-ce-pas ? Avoue, reconnais-le, je suis dans le registre de l'horreur, du scandaleux et de l'infâme. Mais ils sont nombreux dans mon cas. Tu ne te rends pas compte. Tu ignores la vraie nature de l'homme. En fait tu m'exaspères, tu m'irrites. Je ne sais pas sur quel pied danser avec ton comportement et ton langage déficient. Tu veux que je m'arrête-là ? Que je signe une trêve avec toi pour cesser ce non-lieu ? »

 

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Toile au vert de liqueur (extrait)

 

« Ayant atteint la hauteur de sa voiture, il ouvrit la portière arrière et en sortit des chaussures décentes qu'il mit à ses pieds à la place des bottines dont l'éclat puait. Le jour s'assombrissait peu à peu et il alluma une cigarette, assis à son volant, sans se douter que des yeux avisés suivaient son manège. Après un temps, la cigarette consumée à grandes bouffées, il démarra silencieusement les feux éteints par l'oubli. »

 

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Extrait d'un journal intime retrouvé au fond d'un grenier, un texte de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

 

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EXTRAIT D'UN JOURNAL INTIME RETROUVÉ AU FOND D'UN GRENIER

 

Samedi, le 18 mai 1861

Il est près de six heures et je suis réveillée. J'écris ces quelques lignes à la hâte. Aujourd'hui est un grand jour, celui de mon mariage.

 

Charles m'a choisie parmi toutes les jeunes filles de bonne famille que ses Parents ont voulu qu'il rencontre avant de faire son choix.

 

Oh, béni soit le jour où je l'ai vu, jeune officier fringant dans ce bel uniforme. Il semblait savoir que tous les regards étaient tournés vers lui et pourtant il m'a longuement fixée en s'avançant vers Mère à qui il a demandé l'autorisation de m'inviter à valser.

 

Et nous avons valsé, valsé, j'en suis encore étourdie… À minuit, comme les jeunes filles sages, j'ai obéi à Mère qui voulait quitter la salle de bal. Nous sommes reparties dans le fiacre que Père avait envoyé nous chercher.

 

Cher journal, voila plus de cinq ans que j'attends ce jour et j'ai peur ! Peur de le décevoir, peur que Charles ne me trouve pas digne de lui, peur aussi de cette nuit de noces dont Mère m'a parlé à demi-mots et en rougissant !

 

J'aime Charles plus que tout et bientôt, je serai sienne.

 

Ceci est la dernière page de ce journal intime. Plus rien n'est écrit après ces quelques lignes…

 

Louis Delville

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

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J'ai peur de..., un texte de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

 

delvilletete

 

J'AI PEUR DE…

Commencez un texte qui commence par cette phrase.

 

J'ai peur de vous raconter cette histoire… On va encore dire que je l'ai inventée et pourtant c'est la vérité !

 

Il y a quelques années, lorsque j'étais petit, j'ai rencontré des Martiens ! Vous voyez, vous commencez déjà à sourire. J'en ai marre de ces gens qui ne me croient pas !

 

L'après-midi du 24 décembre 1900 et quelques, je regardais par la fenêtre pendant que ma mère faisait des bouquettes. Eh voila, on sourit encore, on ne connaît pas un mot typiquement liégeois et on rit bêtement !

 

La bouquette est un genre de crêpe à la farine de sarrasin agrémentée de raisins de Corinthe macérés dans le genièvre. Il neigeait doucement et la maison embaumait. On avait fait les courses la semaine précédente et le cuissot de sanglier attendait sagement au réfrigérateur. Maman avait trouvé une recette de sanglier au chocolat à préparer pour le réveillon. Encore ces sourires moqueurs ! Oui, ça existe une recette de sanglier au chocolat !

 

Depuis la veille, la viande marinait… Le foie gras était déjà coupé en belles tranches et Papa avait ouvert une bouteille de ce vin fabriqué à base de grains de raisins pourris. Je vois que vous vous marrez mais il existe vraiment, ce vin, le Sauternes ! Attendez d'en avoir goûté avant de critiquer !

 

Je crois que je vais m'arrêter de vous raconter cette histoire, j'avais bien raison d'avoir peur de la commencer. Vous ne croyez pas des choses vraies, alors comment voulez-vous croire à mon histoire de Martiens ? 

 

Louis Delville

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

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Jean-Claude Texier nous propose un extrait de son roman, L'Elitiste

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

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L’ÉLITISTE

                           Jean-Claude Texier

 

Un extrait de circonstances électorales

 

Roméo de Rivera, proviseur du lycée Edith Cavell dans une banlieue bourgeoise de la région parisienne, staliniste farouche et dirigeant tyrannique, devenu socialiste par opportunisme, est fortement impliqué dans la campagne présidentielle de 2007.

 

Le dimanche 22 avril, au soir du premier tour, en proie à une angoisse qu’il crut exorciser en retrouvant ses congénères, Roméo alla au siège du parti. C’était une belle fin d’après-midi printanière et le boulevard Saint-Germain, plongé dans un calme provincial, connaissait le silence préludant aux grands évènements.

Il trouva la rue de Solferino en effervescence. Des groupes de militants du Mouvement des jeunes socialistes agitaient des drapeaux aux cris de « Ségolène Présidente ! » parmi une foule assemblée devant un écran gigantesque, dans l’attente que s’affiche le score de son idole. Sur un podium dressé au milieu de la rue, la télévision achevait ses préparatifs. Les regards graves trahissaient la même appréhension qui l’habitait.  

Il se rendit à la brasserie au coin du boulevard Saint-Germain dans l’espoir de rencontrer une connaissance. Elle était bondée, le comptoir pris d’assaut par une clientèle assoiffée en quête de pronostics venus de l’étranger et d’ultimes prévisions. Les serveurs en sueur, débordés, couraient en tous sens, incapables de répondre à la demande. Il dut s’armer de patience avant qu’on lui servît une bière.  

On se pressait aussi dans l’escalier des toilettes. Il attendait docilement son tour lorsqu’il remarqua devant lui une jeune fille dans laquelle il crut discerner cette touche de distinction qu’il admirait tant chez certains politiciens. C’était une blonde d’une vingtaine d’années, au teint frais, aux lèvres finement ourlées, aux yeux bleus malicieux, souriante dans la file d’attente, et il se dit qu’elle devait avoir de l’humour, la qualité qui lui manquait tant, mais toujours appréciable chez autrui. L’idée lui vint – reste de ses lectures sur la séduction – qu’il devrait faire un effort pour engager la conversation sur un mode léger et plaisant.  

« Quel monde ! fit-il d’un air détaché, on se croirait à l’ANPE. » (Agence nationale pour l’emploi)

Elle éclata de rire, et il s’enhardit à lui demander si elle avait des renseignements sur les résultats probables. Comme elle secouait négativement la tête, il interrogea un jeune homme à lunettes aux traits creusés d’intellectuel, suspendu à son portable. 

« D’après des amis de Lausanne, dit-il gravement, flatté qu’on lui demandât son avis, vers cinq heures, c’était Bayrou qui était en tête. Mais il reste une heure, et tout peut basculer.  

— J’espère, dit Roméo, que Le Pen ne renouvellera pas son score de 2OO2 au premier tour. Je ne peux m’empêcher de souhaiter qu’il meure à la tribune, au milieu d’un discours haineux, d’un infarctus ou d’une congestion cérébrale. Vous ne croyez pas que cela pourrait lui arriver, à 78 ans ? »

Il fit semblant de s’étrangler et de tomber raide mort.

« Oui, certainement ! » fit la fille en riant.

Elle était assez jolie, et quelque chose d’innocent dans son expression lui plut. Il se souvint du premier précepte énoncé par son Don Juan de  Chamonix : faire rire une femme, c’est l’avoir à moitié dans les bras. 

Il poussa plus loin son avantage.

« Et ce n’est pas son imbécile de fille qui prendra le relais. La droite perdra son meilleur tribun et la gauche son pire ennemi. Je souhaite qu’on l’enterre dans une heure, fit-il en regardant sa montre.

— Marine ? Elle ne lui arrive pas à la cheville. Vous n’avez rien à craindre. »

Elle se précipita vers une place devenue libre dans une cabine. Lorsqu’il sortit, il alla l’attendre en haut des escaliers. Elle parut surprise de le retrouver. Il se demanda si elle n’avait pas rendez-vous avec un ami, mais résolut de risquer le tout pour le tout.

« Nous avons le temps de prendre un verre. Tenez, voilà une table qui se libère, allons-y. »

Et il s’empara de deux chaises de la terrasse avant qu’elle refuse son invitation. Mais elle vint s’asseoir en face de lui en le remerciant, toute joyeuse qu’on lui offrît un moment de détente dans cette cohue.

Il commanda deux cafés et la prévint qu’ils devraient attendre, ce qui lui donna l’occasion de citer son proverbe espagnol favori : Con la paciencia se gana el cielo. (Tout arrive à qui sait attendre)   

Et comme elle s’étonnait de son accent, il lui avoua ses origines ibériques, sa naissance dans un pays lointain.

« Mais parlons de ce qui nous amène ici. Vous êtes militante ? 

— Disons sympathisante. Mais presque militante, oui. Je devais retrouver une amie ici, mais elle vient de me prévenir qu’elle ne pourra venir. Elle est inscrite et veut que je le sois aussi. Nous sommes toutes deux étudiantes en deuxième année de médecine. Plus tard, on voudrait travailler dans l’organisme de Kouchner. 

— Bravo, mes compliments. Et bonne chance dans Médecins du Monde 

— Merci. Vous êtes professeur ? 

— Moi ? En ai-je l’air ? Non, je suis fonctionnaire. Mais j’ai été instituteur à Chamonix, il y a bien longtemps. 

— Est-ce que vous croyez que Ségolène sera au second tour ? 

— J’en suis sûr. Dans l’administration, beaucoup de gens lui font          confiance. Mais la lutte sera serrée au deuxième tour, à cause de Bayrou qui nous a pris du monde. »

Elle l’approuva tristement.

« Est-ce que vous aurez un jour votre carte du parti ? 

— Sans doute, je pense. En fait, je ne sais pas. Vous croyez que c’est important ? »

Il hocha la tête.

« Oh oui, très important. C’est la marque de votre engagement. C’est par là que vous vous démarquez des capitalistes exploiteurs, de Sarko et de sa bande de profiteurs sur le dos du peuple. Plus on sera de monde, plus on sera fort. Ségolène veut que l’on devienne un parti de masse. »

Leurs voix furent bientôt couvertes par des cris enthousiastes de « Ségolène Présidente ! » Le vacarme dura quelques minutes, entrecoupé de pauses si courtes qu’ils n’avaient guère le loisir de poursuivre leur conversation. 

 

Jean-Claude Texier

L'Elitiste

 

 

 

 

 

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L'inventaire de vos sens, un texte de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

 

delvilletete

 

L'INVENTAIRE DE VOS SENS

Fermez les yeux.

Respirez profondément.

Complétez cet inventaire en laissant parler vos sens et vos émotions.

 

Chose claires et pures :

Tintin

L'eau Bru

La mer d'un pays chaud

 

Choses troublantes :

Les OVNIS

Le vent

Les tempêtes

 

Choses qui surprennent :

Un plat inconnu mais succulent

Un plat inconnu mais pas à mon goût

 

Choses qui font battre le cœur :

Des retrouvailles

Une première rencontre

Être face à une caméra

Écouter un orchestre en train de s'accorder

 

Choses mélancoliques :

Les chrysanthèmes de Toussaint

Certaines chansons

Certaines musiques

De vieilles photos

 

Choses poignantes :

Une corrida

Un grand concerto pour piano

Édith Piaf sur scène

Jacques Brel sur scène

 

Choses qui font rougir de honte :

Rien, j'assume !

 

Choses agaçantes :

Celles qui n'avancent pas comme elles devraient (voitures, piétons, histoires…)

Le manque de respect de façon générale

 

Choses qui donnent un vertige d'émerveillement :

Les chutes du Niagara

Un grand paquebot

Un plat cuisiné sublime

La neuvième symphonie de Beethoven

 

Choses qui égaient le cœur :

Voir les étoiles dans les yeux des gens qui m'écoutent conter ou chanter.

 

Choses peu rassurantes :

Les bruits inhabituels (armée, avion, cris, tonnerre)

Une foule inconnue

 

Choses qui provoquent l'enthousiasme :

Quelque chose qui fonctionne bien jusqu'au bout et comme prévu !

Une rencontre

 

Choses fugitives :

Une odeur d'épice

Parfois certains parfums

Un oiseau sur une banche

 

Choses désolantes :

Certaines images à la télé

Une rupture à laquelle je ne peux rien !

 

Choses qui font monter les larmes aux yeux :

Souvenir de personnes disparues

Un enfant prodige jouant du piano ou du violon

 

Choses qui donnent un très grand plaisir :

Conter

Les fameuses étoiles dans les yeux des spectateurs

Recevoir des amis

Offrir un cadeau

 

Choses qui apaisent :

Ma couette

Caresser un gros chien

 

 

Louis Delville

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

 

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