Mensonges, un texte de Micheline Boland
DES MENSONGES ?
Monsieur Brunard était mort. Tous les dimanches, il venait déjeuner dans le restaurant tenu par mes parents. Qu'il soit seul, accompagné de sa fille, de son gendre et de son petit-fils ou de son frère et de sa belle-sœur, il occupait toujours la table de quatre, située près du feu ouvert. Il avait la critique facile et sa voix était sèche. Il trouvait toujours bien un détail qui lui déplaisait : un léger pli dans la nappe, des légumes un peu trop cuits, une trace sur un couteau, une mousse trop ou trop peu assaisonnée. Ses deux petits yeux noirs vous jugeaient et vous méprisaient. Moi qui depuis mes seize ans aidais en salle le week-end, j'essayais de lui être le plus agréable possible, souriant et veillant à me montrer vraiment efficace. Je remplissais aussitôt son verre presque vide, apportait un nouveau petit pain dès qu'il en terminait un, n'hésitait pas à mettre des mignardises supplémentaires en accompagnement de son café, l'aidait à s'asseoir et à se lever. Pourtant, jamais il ne m'adressa un merci et jamais il ne répondit à mes sourires.
J'avais eu l'occasion d'entendre Monsieur Brunard gronder son petit-fils, contredire son gendre, se plaindre de sa bonne, contester une addition pour un supplément de vin.
Le jour de l'enterrement, un samedi, mes parents décidèrent de m'envoyer à l'église pour les représenter. "Aujourd'hui, David, on est vraiment à la bourre. On a un banquet de mariage. Pierre est malade. Ni ta mère ni moi ne pouvons nous absenter ne serait-ce qu'une demi-heure. Tu n'est plus un gamin. Tu assisteras aux funérailles. Un client comme Monsieur Brunard, c'est sacré, vois-tu."
Après les lectures tirées de la Bible, j'écoutai les témoignages de la famille et des amis. Ce n'étaient que des éloges. Bien sûr, le vieil homme avait sans doute été le travailleur rigoureux que son frère évoquait mais certains propos m'apparurent mensongers. Le silence bienveillant du vieil homme, sa générosité, son humeur égale, sa gentillesse et sa tolérance me semblèrent autant de qualités usurpées.
Ce jour-là, tandis que je rentrais chez moi, je me posai des questions sur la sincérité des témoignages. Le chagrin du départ était-il à lui seul capable de changer notre regard sur les autres ? Voulait-on à n'importe quel prix sauvegarder de la sorte l'image de nos proches ?
À présent, j'ai plus de vingt ans et ces questions me trottent encore en tête…
Micheline Boland
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