Didier Fond nous propose un extrait de "La maison-Dieu"
Camille raconte sa première rencontre avec les habitants de la Maison-Dieu. On ne peut pas dire qu'elle ait été accueillie avec un tapis rouge. Je ne sais pas ce qu'elle s'imaginait, mais le journal est très explicite : mademoiselle a été déçue et froissée de la réception qu'on lui a réservée. Elle pensait sans doute qu'on allait lui dire d'entrer et lui offrir un café, comme cela se fait dans les fermes isolées des alentours. Ma chérie, si tu évitais de mélanger les torchons et les serviettes ? Tu n'as pas affaire à des paysans mais à des gens de la ville. Et en ville, on n'offre pas de café au facteur. Tout au plus, dans les moments de grande civilité, lui dit-on bonjour.
On l'a reçue sur le seuil de la Maison-Dieu, on a pris le courrier, on lui a dit merci et fin de l'entrevue. La porte s'est refermée, la jeune fille a disparu. Camille n'a rien pu dire, rien pu voir. J'aurais pourtant aimé qu'elle fasse une description détaillée de l'intérieur de la maison. Je suis sûre que tout a été transformé depuis le drame. Dire que Laurence a dû la vendre pour une bouchée de pain... Bien contente, à l'époque, de trouver un acquéreur. Ce bonhomme adipeux et mou suait la malhonnêteté par tous les pores de la peau. J'ai supplié Laurence de tenir bon, de ne pas lui céder la Maison-Dieu à un prix aussi dérisoire. Elle n'a pas voulu m'écouter. Dans un sens, elle avait raison. Elle ne désirait qu'une seule chose : se débarrasser de cette baraque, oublier, recommencer une nouvelle vie. Elle n'a rien recommencé, hélas. Elle n'a pu que continuer, vaille que vaille, jusqu'à son décès. Certains souvenirs sont tenaces. Et la mémoire peut devenir votre pire ennemie. Ce n'est pas un hasard si ce cancer l'a détruite si jeune. Il n'a pas fallu à la mort plus de dix ans pour l'abattre à son tour. D'eux, il ne reste que Camille et moi. Bientôt, elle sera seule. Et tout sera terminé.
Comme tu deviens morose, ma pauvre Henriette ! A ton âge, l'avenir, le passé, la vie, la mort, quelle importance tout cela peut-il bien encore avoir ? Il est fini, le temps où tu pouvais te demander à quoi rime cette absurdité. C'est à trente ans qu'on s'interroge sur le sens de la vie. A partir de cinquante, on se contente d'en jouir, du mieux qu'on peut. Quand on a acquis un peu de sagesse, bien sûr. Au mien, on attend. Ou du moins, on prend conscience que la vie n'est rien d'autre : une attente interminable. Et le plus souvent inutile.
Au fond, heureusement que Camille et ses élucubrations sont là pour me distraire. Quand je lis son journal, je me dis que vieillir n'est pas une malédiction. Avoir son âge et être dans cet état d'esprit, quelle pitié ! Je ne prétends pas avoir eu une existence passionnante et particulièrement réussie, mais quand même... Au moins ai-je eu une jeunesse.
J'ai relevé aujourd'hui dans son journal quelques informations intéressantes. Sa dernière indiscrétion concerne la jeune fille de la Maison-Dieu. Cette dernière a eu la malheureuse idée de confier un courrier à la poste de ce village. Comment aurait-elle pu savoir, l'innocente, que la factrice s'amusait à ouvrir la plupart des lettres qui lui passent entre les mains ? L'état d'excitation dans lequel se trouvait Camille au moment où elle a rédigé cette prose édifiante est manifeste. Elle s'extasie sur le prénom de cette fille : Valérie. Le contenu de la lettre donne lieu à moins de commentaires et à mon avis, il est nettement plus révélateur. C'est une lettre d'amour destinée à un homme habitant Paris, sans doute plus âgé qu'elle d'après Camille. (Est-ce dit clairement dans la lettre ou est-ce une déduction de ma petite-nièce ? Je me méfie beaucoup des raisonnements de Camille, en général complètement illogiques.) Il semble être marié. Amour sans espoir ou amour réciproque ? Je penche pour la seconde solution, vu ce que raconte le journal. Quant à Camille... L'occasion était trop belle pour qu'elle ne se lance pas dans un nouveau délire. Concernant Damien, bien entendu. Elle n'a rien trouvé de mieux que d'établir un parallèle entre sa situation et celle de Valérie. Et la voilà repartie dans ses rêves. Puisque Valérie a réussi à se faire aimer d'un homme marié, pourquoi pas elle ? Je suis aussi jolie qu'elle, affirme-t-elle, et sans doute pas plus bête. Il suffit d'être patiente et de ne pas le lâcher.
Petite sotte ! Quand vas-tu enfin comprendre que Damien n'en a rien à faire de toi ? Il t'apprécie, c'est tout. De temps en temps. Sa «tendresse» à ton égard ne va pas au-delà de ces quelques marques d'amitié dont il te fait l'aumône à intervalles irréguliers. Qu'espères-tu ? Que Patricia va mourir d'une crise cardiaque ou dans un accident de voiture ? Tu ne l'aurais pas pour autant, va. Il ne t'aime pas. Et quand bien même ? Prendre la place d'une morte, lutter contre son souvenir, contre une ombre chère... Lutter sans cesse pour l'effacer de sa mémoire... Le combat est perdu d'avance, je le sais par expérience. Et encore, moi, je n'avais pas ce poids à porter. Ils s'étaient simplement quittés. Non, ma chère, nous, les secondes, nous n'avons aucune chance de devenir un jour les premières dans le cœur de ces hommes. Autant t'en convaincre tout de suite.
Didier Fond