Janna Rehault nous propose un nouvel extrait de son roman "La vie en jeux"
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Chapitre : La ville de retraite
J’entrai dans un petit parc jouxtant l’une des maisons de retraite. Installée sur l’un des bancs, je restai dans l'expectative pendant que les personnes âgées en promenade, passaient à côté de moi sans m’apercevoir, ou en me regardant avec méfiance. Ainsi je passai une bonne heure, avant qu’un drôle de petit vieux, vif et un peu loufoque, ne s’approche de moi.
- Vous permettez, mademoiselle ? demanda-t-il en indiquant la place à côté de moi.
- Bien sûr, je vous en prie, Monsieur.
Le petit vieux qui se nommait Yann, s’est montré bavard et curieux aux limites de l’excentrisme. (…) On passa tout l’après-midi à parler. Ainsi, Yann eut assez de temps pour me raconter une bonne moitié de sa vie.
- Cette ville doit être à tes yeux celle des morts et des fantômes. Et le pire c’est que t’as raison, c’est exactement ça. Tu sais, pendant mes premiers temps ici je pétais carrément les plombs. Après ils ont commencé à me gaver de médicaments « à des fins d’adaptation psychologique », et finalement ça m’a calmé, je me suis « adapté » ! L’homme, c’est comme un chien, ça s’habitue à tout.
- Et qu’est-ce qui vous manque le plus ici ? demandai-je.
- Le plus ? Le contact, le vrai contact humain.
- Mais vous n’êtes pas seul ici, vous êtes nombreux.
- Oui, mais la simple présence de gens ne garantit pas le contact. Si tu veux, communiquer avec les gens c’est plus que de croiser leurs ombres abruties. (…) Tu sais, avant quand on tombait malade, on allait voir un médecin. Certes, ce n’était pas toujours très agréable : il fallait se déplacer, passer des heures dans la salle d’attente, des fois prendre un rendez-vous quelques semaines à l’avance, et puis les docteurs n’étaient pas toujours des lumières non plus. Mais même si tu tombais sur le dernier des cons, il te demandait au moins comment tu te sentais, où t’avais mal, si tu dormais bien. Ici, je n’ai jamais vu mon médecin traitant. Il suit mon état de santé au moyen des signaux qu’il reçoit à partir de cet émetteur, dit-il, en me montrant le bracelet électronique qu'il portait à son poignet. C'est efficace comme système, le moindre déséquilibre dans mon corps est signalé avant que je puisse moi-même m'en rendre compte. Evidemment, me faire tâter le pouls n'a plus aucun intérêt. Je ne sais même pas de quoi il a l’air ce docteur, ni à quoi ressemble sa voix. Tout ce que je sais c’est son nom et que de temps en temps je trouve sur mon plateau de repas quelques nouveaux médicaments avec un petit mot par-dessus : « prescrit par votre docteur ». Des fois je me demande même s’il existe vraiment, ce docteur, ou si ce n’est qu’une fiction de plus, contrôlée par un programme de plus ? Tu vois ce que je veux dire ? Avec toute cette automatisation, le vrai contact humain se perd de plus en plus. Bien sûr, c’est plus pratique, plus efficace, moins cher...
- Et puis la bouffe, continua-t-il. Trois fois par jour mon plateau repas arrive dans ma chambre par le monte plats. Je n’ai pas la moindre idée de qui la fournit, la prépare, avec quels produits. Et c’est valable pour tout le personnel ; il arrive que pendant toute une semaine on n’en voie personne. Ils veulent nous faire croire que c’est pour notre bien, pour que rien ne gêne notre liberté, pour qu’on ne se sente pas en captivité, sous surveillance permanente. Mais est-ce que c’est ça la liberté ? Il suffit que je fasse tomber mon verre et mon bracelet va le signaler aussitôt. Il suffit que je sois en retard de cinq minutes pour le repas ou que je m’éloigne à dix mètres de la zone de promenade pour qu’aussitôt un électro-taxi vienne me récupérer. Sans parler des caméras de surveillance qui prolifèrent partout, c'est tout juste s'ils n'en ont pas installé dans la cuvette de chiottes !
(…) En sortant du parc nous prîmes un coup de vent apportant l’odeur du fumier à la vanille venant des champs d’à côté.
- Je déteste cette odeur, grogna Yann. Mais qu’est-ce qui leur prend, franchement, d’aromatiser la merde ? Chaque fois que je la sens, ça me fout la gerbe. J’ai l’impression de manger une glace dans la cuvette des chiottes publiques. C’est comme le PQ est aromatisé. Je me demande quel con a inventé ça ! Ils veulent faire croire aux gens que s’ils se torchent le cul avec ça, les fleurs d'oranger leur sortiront du rectum. Ça me fait marrer ! Maintenant ils aromatisent les champs au caramel pour ne pas gêner les voyageurs qui prennent la route d'à côté. Bientôt ils pousseront le vice jusqu’à modifier génétiquement les vaches pour qu’elles défèquent propre. Tu comprends ce que je veux dire ? Les gens sont devenus tellement « sensibles »... Ils veulent un monde parfait, mignon, tout en peluche ; où qu'ils aillent le chemin doit être semé de roses, parfumé à la fraise... des bonbons en cœurs accrochés partout.
JANNA REHAULT
LA VIE EN JEUX