Le vieux chat, un texte de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

Le vieux chat, un texte de Micheline Boland

LE VIEUX CHAT

Zébulon est un vieux chat gris. Un vieux chat qui rêve du bon vieux temps, du temps où il était le plus fort, le plus beau, le plus admiré et le plus redouté de tous les chats.

Oh, Zébulon ne manque de rien. Il est plutôt bien loti. Il possède un magnifique panier situé près de l'âtre, on le nourrit de pâtées délicieuses, vous savez ces pâtées au thon, au lapin, au poulet dont on vante tant les mérites dans les publicités. Sa maîtresse lui concocte même une bouillie avec des restes de cabillaud, de saumon, de sole, de turbot, de rouget ou de lotte.

"Voilà Zébulon, une pâtée digne d'un trois étoiles. Avec des restes de pintade, quelques crevettes et du riz. "

Ses maîtres lui demeurent reconnaissants d'avoir croqué quantité de souris, de souriceaux, de rats, de musaraignes, de mulots. C'est qu'avec Zébulon, les provisions étaient à l'abri des rongeurs.

De partout, la rumeur courait. "Attention au gros chat gris. Il est rapide comme l'éclair, malin comme un singe. "

Dans cette famille-là, on possédait un chat hors pair qui pourchassait impitoyablement ces petits mammifères qui constituent l'ordinaire des matous.

La mère de Zébulon lui avait donné une éducation sévère, faite de théorie, mais aussi de pratique. Il en avait appris des choses. À réfléchir avant d'agir, à exercer sa jugeote, à demeurer immobile, à s'élancer sans bruit, à observer, à différer son plaisir en cas de doute. Dans sa jeunesse, on le craignait. Dans sa maturité, on tremblait au simple énoncé de son nom !

À présent, il est vieux, balourd. On le regarde avec compassion. Il souffre d'arthrose, il a les réflexes lents, une vue et une audition moins aiguisées. Il garde le souvenir de ses prouesses. Il a la larme à l'œil quand il pense à certaines parties de chasse. Il se pourlèche les babines quand il se rappelle la saveur d'une chair fraîche de souriceau, cueilli au sortir de son trou. Toutes les pâtées industrielles ou faites maison ne remplaceront jamais cela.

Dans son joli panier, bien au chaud, Zébulon rêve.

Il lui suffirait de renouveler un peu ses stratégies de chasse pour se délecter de temps à autre comme au bon vieux temps, celui où toute action était couronnée de succès. Il médite, médite, médite encore, des heures et des heures.

Plus, il se remémore le passé, plus naît en lui le désir de devenir plus entreprenant. Il se remue plus. Il va jusqu'au salon, jusqu'au bureau, jusqu'au garage. Il s'aventure de plus en plus loin. Il reprend courage. Il va jusqu'au cellier. Il s'étend nonchalamment, les yeux mi-clos. Il observe ces souris qui passent et repassent devant lui comme s'il n'était pas là. Ces petites bêtes le savent : depuis une bonne année, il ne se nourrit plus que de pâtées, il réagit lentement, il passe plus de temps à dormir qu'à bouger.

Zébulon remarque une grosse souris grise qui régente son petit monde de souriceaux. "Allez les petits, mangez cette délicieuse farine. C'est plein de vitamines. Le trou dans le sachet est suffisamment grand pour que vous y mangiez à plusieurs ! "

La grosse souris grise regarde Zébulon.

"Tu es moins fier maintenant…

- Ma belle amie, si je vous recherchais, vous les souris, c'est que je vous aime à la folie.

- Ma belle amie ? Depuis quand suis-je ton amie ?

- Depuis toujours. Remarque comme nous nous ressemblons. De grandes moustaches, une longue queue, un pelage grisâtre. C'est toi, ma douce, qui te méprenais sur mes intentions !

- Et mes deux sœurs, n'est-ce pas toi qui les as mangées ?

- Je les ai mangées quand elles sont décédées.

- C'est toi qui les as tuées…

- Non, crois-moi, la maladie leur a été fatale. Ma belle amie, faisons la paix. Le temps m'est compté. Je veux monter là-haut l'âme sereine, me réconcilier avec mes ennemis avant le grand saut final. Comprends-moi. Laisse-moi simplement te regarder aller et venir avec tes petits… Je vous aime tant !

- D'accord mais garde tes distances ! "

Zébulon vient régulièrement dans le cellier. Les souris s'habituent à sa présence. Il reste auprès d'elles, étendu mollement, à faire la sieste, à rêvasser, à apprécier leur ballet incessant, leur odeur appétissante.

"Oh mes belles amies comme je suis heureux ! Je pourrai m'en aller en ne laissant aucune haine derrière moi. "

Les jours passent. Les songes de Zébulon sont peuplés de gigots de souriceaux, de pattes de souris charnues, savoureuses à souhait.

Quelques semaines plus tard, un premier souriceau trop familier, demeuré seul avec Zébulon fait les frais de son audace. Quelques jours plus tard, un deuxième, tout aussi imprudent, subit le même sort. Leur mère pense qu'ils ont tous deux pris leur indépendance et qu'ils sont allés rejoindre de jolies cousines dans la grange voisine de la maison.

"Ma belle amie que je vous aime, vous les souris. "

Zébulon dit et redit cette vérité à la grosse souris grise qui n'approfondit pas de quel amour il s'agit.

Écoutez Zébulon qui chante près de l'âtre, mon conte est fini.

(Extrait de "Contes en stock")

Micheline Boland

micheline-ecrit.blogspot.com

Publié dans Nouvelle

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C
&quot;Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez, <br /> Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. <br /> L'un et l'autre approcha ne craignant nulle chose. <br /> Aussitôt qu'à portée il vit les contestants, <br /> Grippeminaud le bon apôtre <br /> Jetant des deux côtés la griffe en même temps, <br /> Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre&quot;... :D
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R
Il est sympa ce gros matou à la retraite ! Presqu'humain à rêvasser au bon vieux temps.<br /> Bravo Micheline de nous le rendre si proche de nous finalement. Dommage pour les souriceaux dont la mère était trop naïve !! <br /> Moralité : La petite souris grise s'est fait avoir elle aurait dû se méfier d'un vieux chat sournois ....
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M
Belle vie pour ce Zébulon, tant pis pour les souris !
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P
Pas facile la retraite ( des vieux matous coquins ) :-)
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M
Merci Jean-Louis et Nadine pour vos commentaires.
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N
On aurait dû deviner car Micheline nous avait prévenus : ce chat-là est malin comme un singe ! Quant aux malheureuses souris, elles sont bien trop naïves !
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J
Voilà Micheline qui joue au chat et à la souris, ou mieux, qui alimente le continuum, la survivance des fables de La Fontaine sans dire qu'elle ne boira jamais de son eau. Beau petit conte ... ou fable donc. Morale : .... et .... et .... et ..... Voilà, bien vu, Micheline.
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