L'auteur est Carine-Laure Desguin !

Publié le par christine brunet /aloys

L'auteur est Carine-Laure Desguin !

Une blondasse dans la mouscaille

Le grand effiloché au teint blafard et aux binocles sur le nez soupire, manipule quelques pages d’un dossier désordonné, se penche vers la droite, ouvre un tiroir du bureau en bois laqué et en retire un paquet de feuilles, referme le tiroir et rive ses yeux de poissons morts sur son client, un p’tit gars aux allures de voyou, casquette de travers, sweat-shirt maculé de cambouis, la totale.

— Un truc qui coince, m’sieur ?

Quelques secondes de silence.

D’une voix faussement tremblante, le blanc bec reprend :

— Un truc qui coince, m’sieur ?

— Je ne suis pas sourd, jeune homme, rassurez-vous. Je rassemble les documents. Ceux que je vous lirez et que vous signerez, si dans le meilleur des cas il vous est possible d’enfiler une lettre à la suite d’une autre. Ces documents sont le symbole d’une vie qui glisse vers une autre vie, souvenez-vous en…

— Ah, okay, lance le blanc bec d’un air soulagé, tout en s’essuyant le front d’un geste désinvolte.

— Vous n’avez rien à craindre, reprend le binoclard sur le ton de la confidence. A moins que votre conscience soit lourde d’un certain poids.

— Ma conscience ? Ma conscience se fout pas mal de son poids ! Elle n’en n’a rien à cirer ! Et moi je m’en tamponne la coquille de tous ces trucs !

— C’est bien ce qu’il me semblait…Ma situation ne m’autorise à aucun jugement, hélas. Voyons, voyons, ah oui, voilà cette enveloppe.

Le binoclard ouvre l’enveloppe et d’une voix monocorde lit une dizaine de lignes d’une lettre manuscrite. Et puis il continue :

— J’ai bien vérifié. Jeff Shadows, c’est bien vous. Votre photo sur cette carte d’identité le confirme, en tout cas. Et de plus mais ceci n’est qu’une parenthèse, je vous aperçois parfois dans le parc de la résidence de Miss Shadows. Pauvre femme. Une vie fastueuse, une vie qui a brillé autant que ses diamants, une vie de reine. Et une mort tellement brutale. Mourir au printemps…La nature qu’elle aimait temps renaissait. Et elle, pauvre Miss Shadows, voilà que sa Jaguar s’engouffre sous ce poids lourd. Morte par décapitation. Je connaissais très bien votre tante. Comme vous voyez, nous sommes presque voisins…Vous êtes donc le fils de son défunt frère. Oui, c’est ça, je me souviens à présent. Miss Shadows me parlait parfois de son enfance, à Londres et de ce frère qui avait épousé une française, la sœur de son défunt mari. Cher ami, deux questions. Ferez-vous vos adieux à Pigalle et habiterez-vous la résidence principale, ici, à Neuilly ? Et le personnel, que ferez-vous du personnel ? Dany, le jardinier et Emma, la cuisinière sont très inquiets de leur sort, ils m’ont fait part de leur désarroi.

Le blanc bec répond, tout en mâchouillant son chewing-gum :

— Le personnel ? Il valse dehors, bien entendu ! J’ai une meuf, ça fera bien l’affaire pour les fourneaux.

— Bien sûr, je m’en doutais un peu. Et le parc ? Qui entretiendra ces arbustes magnifiques ? Ces parterres dignes du château de Versailles ? Je pense à ces pauvres fleurs qui n’ont fait de mal à personne, en somme…

— Ben…Ma meuf ne restera pas la journée devant ses casseroles…

— Oui, c’est certain. Voilà, Monsieur Shadows, vous êtes le seul et unique héritier. Une résidence ici, à Neuilly, une autre dans le centre de Londres. Vous êtes actionnaire de plusieurs holdings…Tout est spécifié dans ces documents que vous venez de signer. Madame votre épouse sera ravie, toutes mes félicitations.

— Merci, m’sieur. Tout le plaisir est pour moi, comme on dit…Mais pour moi seul. Je ne suis pacsé à personne. A présent, on verra. Tout ce pognon me donne une envie dinguo de faire une fiesta d’enfer ! Avec des feux d’artifice, de la gnole qui coule à flot et une musique techno qui ferait vibrer les caves de l’Elysée, traverserait la Manche et s’attaquerait à Buchkingam Palace !

— Au revoir, Monsieur Shadows. Et à bientôt, puisque nous sommes désormais voisins, soupire le notaire d’une voix blanche et monocorde.

Devant le grillage de la résidence, Tina, une espèce de blondasse boudinée là où il convient de l’être fume une clope, la xième clope depuis une demi-heure.

— Et alors ? fulmine-t-elle en voyant arriver son Jeff Shadows.

— Tout est à nous, baby, tout est à nous ! hurle-t-il en lançant les clés et les documents et en prenant par la taille cette Tina qui pousse tout à coup un cri de hyène.

— Tu es certain ? Ce vieux con ne t’a trouvé aucun pou ? On n’sait jamais, avec ces richards. Parfois, ils sont traversés par des espèces d’idées tellement malsaines et saugrenues.

— Oh, baby, à nous la belle vie ! Une vie d’enfer ! Fêtons ça ! Ça va péter !

— Ben tu vois mon minet, j’ai pensé à tout ! rétorque-t-elle en roulant des hanches tout en ramassant un sac à présent bien chaud d’avoir passé une trentaine de minutes sous le soleil ardent de cet après-midi de mai.

— Ah, le bruit de ces bouteilles, ce cliquetis….Fiesta ma belle, c’est la fiesta ! T’es vraiment une sacrée gonzesse, tu penses à tout !

— A tout mon trésor d’amour, vraiment à tout, tu ne devineras jamais jusqu’où ma cervelle peut gamberger, susurre-t-elle d’une voix sensuelle.

Le printemps est croquignolet, les arbres sont en fleurs et les rayons de soleil pétaradent comme si eux aussi, ils préparaient une farandole dans un grand circus. Fébriles, les tourtereaux n’admirent même pas leur castel et le parc fleuri qui l’entoure, ils ouvrent direct les lourdes de ce Versailles, font trois pas dans le hall gigantesque encore tout blinquant et lèvent les bras en l’air, en signe de victoire. Ils se font des grimaces tout en se regardant dans un grand miroir auréolé de feuilles dorées et passent la langue à une photographie (signée Harcourt) de Miss Shadows. Trente secondes plus tard, ils s’affalent sur un canapé british style Chesterfield.

— Alors, baby, une coulée de pinard ?

— J’ai ce qu’il nous faut ! Savourons cet instant…dit cette Tina de sa voix sulfureuse et t’as pas envie d’autre chose ? continue-t-elle en tortillant son corps grassouillet contre celui ce Jeff Shadows.

— Ah, baby, on a toute la vie devant nous pour la baise et tout ça…

— Okay, dit-elle en se dirigeant vers le bar. Et puis, tout ce stress m’a chauffé les sangs. Désaltérons-nous !

— On voit que tu connais tous les coins du castel, baby.

— Tu rigoles ou quoi ? rétorque-t-elle sur un ton moqueur tout en tirant sur sa minijupe en jean.

— Oh oui, je rigole, baby. On n’a plus que ça à faire, rigoler, baiser, tuer le temps !

— Voilà les verres tout frais sortis du bar de ta vioque et le pinard est là, dans le sac en plastique.

— Entamons la gnole du bar ! Profitons de tout ça !

— Inutile, le pinard est là, je te dis, là, insiste-t-elle en montrant du doigt le sac en plastique avec inscrit dessus Auchan.

— Allez baby, les glass, on s’en tamponne après tout, profitons un max !

— Yes, au goulot !

— Par la même occase et puisque c’est la journée des bonnes nouvelles, j’aime autant te dire que tu tarderas pas à voir la tronche de m’sieur l’maire…

— Oh Jeff, tu es si chou…

— J’te l’fais pas dire, rétorque le blanc bec. Ça s’appelle régulariser les choses. Ce qui est à moi sera à toi, les castels, le pognon et tout ça.

— Oh Jeff, oh Jeff, je suis si heureuse…

— Ouais, et tout ça grâce à cette vieille peau qui s’est tranchée la cervelle. Fini le gourbi, vive le castel !

Le pinard coule à flot et les deux infâmes, bientôt ivres morts, titubent dans le living room, s’enroulent au passage dans une nappe couleur vermeil, prennent pour un ballon de foot les pieds d’une commode Louis XV, lancent des ding-dong devant la pendule du comte d’Artois et renversent un guéridon porte-girandole.

— Y’a plus d’pinard, gueule Jeff de sa voix nasillarde. Tina, y’a plus d’pinard !

Tina est plongée dans les bras de Morphée et derrière les couches de mascara qui enflamment ses paupières de nouvelle princesse défilent des chars d’or, des robes cousues de diamants et des princes d’Arabie qui se bousculent pour se prosterner devant elle.

Dans le bar de la vioque, d’un geste sec, Jeff attrape une boutranche de rhum et sur sa lancée, se l’enfile en une seule goulée. Ou presque. Soudain, il sent que son palpitant commence à battre la breloque, le décor du castel chavire et toutes ces couleurs rutilantes virent au noir le plus total.

— Tiiiiiina ! a-t-il la force de gueuler encore une fois tout en s’écroulant sur sa belle.

— Oh Jeff, pas maintenant, il fait si chaud…

Mais sentant ce poids inerte, la blondasse sort de sa léthargie et n’en croit pas ses yeux en voyant les pupilles de Jeff se révulser et…

— Oh non, Jeff, pas celle-là, pas celle-là !

La blondasse sent tout à coup ses sangs qui se glacent et ce soleil qui se la pète derrière les grandes fenêtres du castel ne parviendra pas à réchauffer cette gnace de pacotille.

— Pour…quoi ? a encore la force de murmurer cet enfoiré au visage à présent vérolé, de l’écume sortant de la bouche et le corps se raidissant de plus en plus.

— C’est la boutranche de la vieille ! Il y a dedans un poison…C’est moi qui ai précipité la mort de cette vieille peau…Oh Jeff, et nous ne sommes même pas mariés ! Oh Jeff, pas maintenant, ne meurs pas maintenant ! Pas aujourd’hui ! Oh Jeff ! hurle-t-elle en secouant la caboche inerte de Jeff Shadows qui à l’instant même vient de franchir les eaux malsaines du Rubicon.

CARINE-LAURE DESGUIN

http://carineldesguin.canalblog.com/

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Publié dans auteur mystère

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M
J'ai triché : j'ai attendu la réponse :) C'est extra d'entrer dans tous les "univers" avec des langages qui font bien partie de la vie. Quel plaisir l'écriture ! Quel plaisir de franchir toutes ces barrières ! Ce blog est aussi un moyen de le partager ! Aloys permet de nous connaître à travers notre plume, de lire une multitude de styles, d'aborder plein de sujets, d'avoir des avis et c'est constructif car c'est toujours dans la bienveillance. Alors, comme dit Karine-Laure : faisons vivre le blog ! il le mérite :)
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R
Bien mal acquis ne profite jamais.<br /> Que l'humour rend plus virulent que jamais. Une belle manière d'enseigner la morale !<br /> Bravo !
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C
Merci Marcelle, quand j'ai envie de m'éclater, j'écris de temps en temps un texte de ce genre-ci.
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M
Bravo, Carine! Je m'étais lourdement trompée. Je suis toujours soufflée par ton dynamisme et la diversité de tes talents. Et là, je rejoins l'ami Jean-Louis que je suis toujours heureuse de retrouver dans ses commentaires.
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C
Merci, merci. <br /> <br /> Christine est en attente de textes, c'est certain, pour ce jeu de l'auteur mystère et pour tout autre article. Ce sont nos participations qui font vivre ces blogs qui sont, rappelons-le une vitrine supplémentaire pour nos textes, nos évènements...
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J
Eh bien, tu nous as époustouflés et bien roulé dans la farine ! Enfin, moi, je savais que c'était toi, mais je ne voulais pas faciliter la tâche aux autres ... Euh ... T'ai mis des com sur FB . En tout cas , super nouvelle, un style de plus dans tes multiples talents et styles déjà bien divers! Bises
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P
Carine-Laure a vraiment de mauvaises fréquentations ! <br /> On s'attend à quelque chose pour la fin, bien sûr, mais pas à ça. Bravo, demoiselle !
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P
Le style de Carine-Laure, j'adore la fin !
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C
Edmée de Xhavée avait donc raison. C'est moi. Je m'accuse.
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N
Un salaud de moins ! Bravo Carine-Laure.