Elle, une nouvelle en deux partie écrite à la façon de Marguerite Duras... signée Alexandra Coenraets
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Deuxième Partie
Elle fume une cigarette après la douche.
Ils ne se parlent pas. Pas un mot. Evidemment. De toute façon, ils l’ont pénétrée, elle a joui de leurs caresses, éprouvé le plaisir de leur en donner, mais c’est eux que son regard a pénétrés. Jusqu’à les faire vaciller. De toute façon, il ne faut pas discuter avec elle. D’un accord tacite, ils quittent la chambre au lever du jour, s’éclipsent sur la pointe des pieds, leurs contours se diluent dans l’atmosphère bleutée. Ils s’abstiennent de la questionner sur quoi que ce soit, repartent comme ils sont venus, sans avoir percé le mystère, son mystère à elle, et donc inlassablement, ils reviennent. Elle laisse entrer.
Elle écrit.
Voilà, elle écrit.
Elle a espéré que les mots surgissent, ils sont là. Elle ne griffonne pas d’habitude, elle préfère l’ordinateur. Elle s’est munie d’un cahier, les mots ont suivi. Des mots qui disent les morts qu’elle tait depuis longtemps. Les morts de son âme, succédant aux blessures, les morsures du cœur, enfouies dans la terre. Ils ressortent. Elle ignore combien de temps ça prendra, quel sera le temps de l’écriture, peu importe.
C’est le matin. Très tôt. Le soleil n’est pas encore haut, le ciel embrumé s’offre à ses couleurs, doucement. L’atmosphère se veut délicate comme un secret chuchoté au creux de l’oreille. Elle est vaporeuse.
Plus tard.
Elle a pris sa vieille machine à écrire, une Hermès Baby de 1963. Un bel objet Vintage qui lui vient de sa mère. Les touches vert menthe sont encore en bon état. La typographie est nette, l’ensemble fonctionne. Sa mère était journaliste dans un grand quotidien. Elle la vénérait. D'ailleurs, c'était trop. Son ombre a toujours plané sur sa vie à elle, la condamnant à l'insupportable imperfection de ne pas être elle. Sa mère.
Sa mère l'appelait Baby. C'était à la mode, à l'époque, le surnom anglophone. On se donnait du Darling et du Honey à tout-va. Ça faisait chic.
Elle caresse d’un geste raffiné la surface du vieux modèle, la sensation se fait soyeuse au toucher. Elle l’empoigne avec fermeté, le range dans son étui d'époque en cuir brun, à l’odeur du temps écoulé, une odeur de poussière bien installée. Elle s’en va défier les éléments, elle écrira face à l’eau. Le temps est doux, le ciel bleu clair parsemé de nuages blancs, ronds et moelleux. Avenants.
Sa démarche se teinte d'une lenteur plus sensuelle, son corps trahit par réminiscences les soubresauts de ses nuits.
Elle avance.
S'approche, se rapproche, sent l'air du large se préciser. Elle respire. Ouvre le buste, emplit ses poumons d'une profonde inspiration, expire pour rejeter l'excès de tensions. Elle recommence. Plusieurs minutes. Le rythme trouve sa régularité.
Elle porte une fine robe blanche en lin d'une longueur qui s'arrête aux chevilles ; la découpe est droite, les épaules à découvert. Elle en voile la nudité d'un châle en coton crocheté, non par pudeur, c'est juste une robe qui s'accommode peu de la fin de l'été. L’échancrure du décolleté lui épouse adéquatement la forme des seins, le tissu léger glisse sur leurs courbes bien dessinées, mises en valeur avec ce qu'il faut d'élégance. Un foulard négligemment noué autour du cou protège ses cheveux blond vénitien des coups de vent intrusifs, et de larges lunettes fumées lui mangent le visage. Les yeux sont à l'abri du soleil et d’autrui.
Elle semble sortie d’une époque révolue, d’un film en noir et blanc, peut-être. On dirait sa mère, presque, en la voyant de loin. Mince silhouette diaphane. Ethérée. Secrète.
Louve.
Libre ?
Sa mère vient de mourir.
Elle voulait fuir l'atmosphère pesante du deuil à faire. Elle est venue là pour écrire. Et pour fuir.
Libre ? Elle et sa mère ont fini de se confondre, se dit-elle. Jamais plus interchangeables, entièrement dissociées, il n'y aura plus d’erreur sur la personne, pense-t-elle.
Erreur.
Elle ne sera plus une erreur, jamais plus.
Comment va ta mère ? Et ta mère, quelle femme admirable et respectée...Tu lui ressembles tant.
Sempiternels commentaires sans cesse répétés…A leur évocation, voilà qu'elle fulmine. Son corps fluide et gracieux, qui subtilement suivait le vent, soudain se tend.
La main tremble, le poing se serre un instant, d’un geste automatique. Les mâchoires se contractent discrètement. Au fond, elle la détestait. Elle a tenté de s’affirmer, se construire, s’en est pas mal tirée, elle écrit, elle publie. Quelques livres au succès certain.
L’ombre maternelle continuait de planer. Sa mère. Toujours gentille, toujours aimable, toujours respectueuse des autres, trop même, trop. Etouffante. Jusqu’au bout.
Elle restait son « Baby ». Sa poupée, sans doute.
Une larme s’échappe de son œil noir, dévale lentement le long de ses joues, une seule, si rare et dont nul n’est témoin cette fois, excepté la nature, dans laquelle elle se fond. L'air n'en fait qu'une bouchée, cette unique larme s’y engouffre, repartie d’elle-même sans laisser de trace.
Elle est heureuse, en fait.
Pour la première fois de sa vie, elle l’est vraiment. Elle est heureuse de la mort de sa mère.
Un sourire imprévu la capture à présent, se déploie sur son visage, déforme ses lèvres rehaussées de rouge, lui emplit les yeux sans qu’elle le veuille, elle ne contrôle plus. Et regarde la mer, d’un calme apaisant. A cette eau chauffée par le soleil de midi, que rien ne perturbe, elle laisse ses états d’âme, lâche, desserre l’étau, tandis que d’une main, elle tient toujours fermement l’étui contenant la Hermès Baby. De 1963.
Trop de non-dits, trop de révoltes rentrées, depuis trop longtemps pour qu'elles aient pu s'exprimer, si ce n’est de manière détournée, dans ses livres, dont le propos ne semblait jamais compris par l’intéressée. Elle en venait à déceler un soupçon de mépris dans la voix de sa mère, lorsque celle-ci l’abreuvait de compliments, la félicitait à outrance de ses réussites.
Dose létale.
Poison mortel.
Elle a glissé quatre-vingt grammes d'arsenic dans le verre de vin du soir de sa génitrice.
Après une semaine de douleurs intenses, la mère s'est écroulée.
Elle l'a tuée.
Sur le sable doré, elle ouvre une page blanche. Face à l'eau qui diffuse ses reflets brillants comme la pierre d’opale, dans sa robe de lin blanc, le visage illuminé, le sien, unique, délesté d'un poids, les traits lisses, apaisés, elle est heureuse.
Pour la première fois de sa vie, elle l'est vraiment.
Alexandra Coenraets