"L'édition"... Un billet d'humeur signé Jean-François Foulon

Publié le par christine brunet /aloys

Obscurité
Obscurité

Chaque année, la quantité de livres publiés augmente. Je ne sais plus où j’ai lu que lors des vingt-cinq dernières années le nombre de livres sur le marché avait doublé mais que dans le même temps le nombre de lecteurs avait diminué de moitié. Soit un rapport de un à quatre. A côté de cela, l’impression numérique se renforce. Ainsi, j’ai reçu hier dans ma boîte mail une publicité d’Amazone qui propose à n’importe qui de publier en ligne et gratuitement tout manuscrit qui traînerait dans un tiroir. En gros, cela signifie qu’après la disparition des libraires, celle des éditeurs est déjà programmée. Quant au contenu qui sera alors proposé au public, on ne peut que rester perplexe quant à sa qualité. Le meilleur côtoiera le pire. Déjà que certains éditeurs publient un peu n’importe quoi, préférant miser sur des auteurs qui leur rapporteront de l’argent plutôt que de sélectionner des textes vraiment littéraires.

On peut comprendre une telle démarche de la part d’un petit éditeur, qui chaque mois risque de devoir mettre la clef sous le paillasson. Il est bien obligé, de temps à autre, de publier des textes qui plairont au grand public afin d’assurer l’équilibre de ses comptes. Le problème, c’est que les grandes maisons, qui ont pourtant les reins plus solides, ont tendance à faire la même chose, surtout depuis qu’elles ont été rachetées par de grands groupes et qu’elles ont perdu leur pouvoir de décision.

Et c’est là sans doute que se situe le nœud du problème. On avait autrefois des éditeurs (petits ou grands) qui se faisaient un honneur de publier des textes de qualité. Aujourd’hui, à partir du moment où ce sont les actionnaires qui décident, il est clair que l’aspect littéraire d’une œuvre devient tout à fait secondaire et que seul compte le profit. Bref, on vend des livres comme on vend du savon ou des boîtes de conserve. Du coup, on comprend mieux pourquoi on publie autant de livres ces dernières années. Cette profusion n’est pas liée à un besoin du grand public, qui subitement s’intéresserait à la littérature. Non, elle est simplement liée à la volonté de faire de l’argent. Ne nous y trompons donc pas. S’il y a plus de livres sur le marché, ce n’est pas qu’il y ait plus d’auteurs désireux de faire passer un message, mais simplement que le monde de l’édition est maintenant aux mains de grands financiers.

Notre société a la littérature qu’elle mérite. Les idéologies et les idéaux ont été bannis au profit d’un matérialisme marchand. Dieu sait que je ne suis pas religieux dans l’âme, mais alors que j’éprouve du respect pour la grandeur et la beauté des cathédrales (et même pour l’apologie du sacré que ces constructions de pierres nous livrent), je n’en ai aucun devant le consumérisme qu’on nous impose pour le plus grand profit de quelques privilégiés.

Pour se convaincre de cette mainmise de l’argent sur la littérature, il suffit de feuilleter la presse, qui nous offre régulièrement le classement des meilleures ventes. On ne nous dit plus pourquoi, sur le fond, telle œuvre est excellente, on nous dit qu’elle est bonne parce qu’elle s’est bien vendue. Curieux raisonnement, mais raisonnement particulièrement vicieux car outre le fait qu’on ne sacralise que ce qui se vend bien, on en profite pour influencer les lecteurs potentiels qui n’auraient pas encore acheté le dernier roman à succès. « Comment, vous ne l’avez pas encore lu ? Mais il s’est vendu à 300.000 exemplaires ! » On joue donc sur le côté moutonnier du public pour lui dire ce qu’il doit lire et le critère, on l’a vu, est purement commercial. Est forcément bon un livre qui se vend bien. En d’autres termes, l’excellence se mesure à l’échelle du profit et le succès prime sur le talent.

Quelle est triste cette société où les mots se sont effacés devant les chiffres !

Vous me direz que ce n’est pas parce qu’un livre se vend bien qu’il est forcément mauvais. Non bien sûr et heureusement, d’ailleurs. Il n’empêche que cette course effrénée au profit fausse le jeu puisqu’elle intervient dans le contenu des livres. On édite à condition que le sujet du livre risque d’intéresser le plus grand nombre. Point de recherche philosophique pointue donc, ni de réflexion par trop existentielle. Point non plus de livre qui remettrait en cause les « valeurs fondamentales» de notre société ou qui dénoncerait le système lui-même (la toute-puissance de l’argent au détriment de l’humain, par exemple). Non, on recherchera des sujets consensuels, un peu choquants à la limite, mais qui se vendront bien.

Le cinéma n’échappe évidemment pas à cette dérive. Outre le fait que les films américains (violence et sexe) ont la cote auprès du grand public (il est vrai que dès 1945, dans le cadre du fameux plan Marshall, les USA avaient imposé qu’un certain nombre de films américains soient projetés dans nos salles et que les chansons américaines atteignent un certain quota à la radio) il est clair que les commentateurs ne parlent plus que du sujet traité. On a rarement une réflexion poussée sur les qualités artistiques du film en lui-même (prises de vue, qualité des images, jeu des acteurs, déroulement de l’intrigue, manière dont elle est traitée, etc.) mais plutôt des commentaires sur le sujet traité (thèmes du divorce, du viol, de la fidélité dans le couple, de la maladie, etc.).

Un roman, à son tour, aura plus de chance d’être édité s’il aborde des faits de société ou une tranche de vie. A la limite, si un citoyen ordinaire a vécu une expérience traumatisante, on ira le trouver pour lui demander de raconter son histoire. Qu’il ne sache pas écrire et qu’il ne l’ait jamais fait n’a pas beaucoup d’importance. On lui trouvera bien un « nègre » pour rédiger à sa place. Cela nous fera un best-seller (je déteste ce mot et pas seulement parce qu’il est anglais) qui sera vendu à 100.000 exemplaires en une semaine et dont la durée de vie n’ira pas au-delà, mais qui aura rapporté beaucoup d’argent à ses commanditaires.

L’argent, toujours l’argent, donc. A titre d’exemple, voici le titre d’un article concernant le film « Star Wars » que je me garderai bien d’aller voir : « Star Wars en passe de devenir le film le plus rentable de tous les temps ». Le plus rentable ? Sans doute, mais qu’est-ce qu’on s’en moque ! J’invite d’ailleurs les plus courageux d’entre vous à lire l’article en entier. Ils verront à quoi se réduit la critique cinématographique dans certains journaux grand public : http://www.7sur7.be/7s7/fr/1526/Showbiz/article/detail/2575117/2016/01/05/Star-Wars-en-passe-de-devenir-le-film-le-plus-rentable-de-tous-les-temps.dhtml

L’argent, toujours lui, était d’ailleurs au centre de la publicité d’Amazone dont je parlais plus haut. Non seulement n’importe qui pouvait proposer n’importe quel texte pour une publication en ligne, mais on assurait que ceux qui avaient franchi le pas ne l’avaient pas regretté et que certains avaient même renoncé à leur travail, pourtant bien payé, pour s’adonner entièrement à l’écriture, plus lucrative. J’en suis resté tout pantois.

Jean-François Foulon

http://feuilly.hautetfort.com/archive/2016/01/08/de-l-edition-5741596.html

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J
Que de propos justes et pertinents ! Dans ton billet d'humeur, tant que dans les commentaires. Tu avais déjà, avec d'autres, traité le sujet sur le forum. Tant qu'il y a prise de conscience, et résistance, je reste optimiste. Et lorsque je regarde une bonne partie de la " jeunesse ", je le suis encore plus, vraiment. Notre monde me paraît cependant aujourd'hui plus prometteur qu'hier (les glorieuses, ère post industrielle, amenée des plus riches de plus en plus riches, 62 individus potentats seulement qui détiennent ensemble autant de " richesses matérielles et financières " - et je ne parle pas de la pyramide des besoins de Maslow - que les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres, et les paradis fiscaux hébergent un montant astronomique de 7.000 milliards d'euros ! ) en cette période de "prise de<br /> conscience" tous niveaux confondus. Je ne suis pas tout-à-fait de ton avis concernant le cinéma que je trouve moins " touché ". Nous sommes dans une période de transition forte, et je reste confiant : sur les modèles socio-économiques qui ne peuvent qu'évoluer favorablement, sur le respect de l'équilibre écologique qui VA nous (les) obliger à changer le fusil d'épaule : prise de conscience, connaissance de cause, réaction, résistance, imagination et créativité. Car si absence de ces concepts, nous allons dans le mur, et, cela, beaucoup de nos jeunes le savent, l'ont intégré.
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J
Les jeunes (heureusement) ne sont pas encore dans la résignation. Mais dans les pays où cela va plus mal (Grèce, Espagne), on voit plein de diplômés de 25-30 ans sans emploi et obligés d’aller vivre de nouveau chez leurs parents. Ceux-là sont déjà découragés. Quant à la notion de solidarité, elle me semble au contraire s’estomper de jour en jour. On peut dire que depuis les années 90, dans le monde du travail, c’est du chacun pour soi. On n’a plus ces grands mouvements syndicaux qui permettaient de faire plier le patronat. Il faut dire que la situation a changé puisque les entreprises vont s’implanter ailleurs. Quant à Huxley et, Orwell (pour revenir ici à la littérature) il me semble drôlement d’actualité, quand je vois à quel point notre presse nous manipule. Mais bon, je suis assez pessimiste de nature. Pessimiste ou clairvoyant, je ne sais pas trop.
J
Je pense que nos " suivants " s'adapteront, mais véhiculent déjà au départ d'autres dimensions que les nôtres en les concepts de solidarité, travail partagé, échanges de services. Le pouvoir devra se prendre, les possibilités naîtront. Quand je les écoute parler (du moins ma fille de 17 ans, et ses amis), que je vois leurs activités, leurs stages, les ouvertures et pistes qu'ils visent , imaginent, soupèsent, j'entends une sagesse , de la volonté, un esprit plutôt positif, entre eux et ensemble : bien entendu que des autres types de société vont voir le jour , plus en adéquation cette fois avec l'équilibre réel qui autorise la marche en avant, car le mur sera là ! Il leur faudra une bonne dose de courage et de lucidité, et je trouve qu'ils ne sont pas, heureusement (pas encore), dans la résignation. Quant au pouvoir, il ne pourra plus s'exercer autant dans la manipulation des masses. Je le pense, et souhaite que Huxley , Orwell, ou tant d'autres<br /> n'aient pas écrit la bible de demain. Croisons les doigts. Nous avons souvent serré les poings, le faisons encore (et souvent à raison, et de nombreuses forces l'ont fait pour la révolte et la quête des acquis sociaux, la lutte ouvrière, la résistance aux injustices, l'insurrection, et cela continue), mais souvent oublié que la vie, comme l'eau, serre les poings, elle s'échappe, se perd, et trop trop rarement, par la force des choses, nous ouvrons la paume, la creusons en la ramollissant, pour la conserver.
J
Puisses-tu avoir raison ! Il est probable que la jeunesse n'est pas naïve (elle le sera d'autant moins qu'il n'y a plus d'emploi pour elle et qu'elle va forcément se poser des questions sur le type de société dans laquelle elle vit et sur le rôle qui doit être le sien dans cette société). Mais aura-t-elle plus de pouvoir que nous ? J'ai bien peur que non.
M
Belle réflexion sur le monde de l'édition et de la culture en général, puisque le cinéma est lui aussi abordé. Ce qui est difficile devant ce constat très juste, c'est de ne pas se décourager et de continuer à écrire, même et surtout si on ne fait pas de concessions à une éventuelle valeur marchande réclamée par la société du profit à tout prix. Au prix de l'estime de soi-même? Le jeu n'en vaut pas la chandelle. J'utilise à dessein cette belle expression vieillie. Une chandelle contre le dernière lampe "led" venue.
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J
Non, Marcelle, il ne faut pas se décourager. Ecrire et lire nous procure du plaisir et c'est l'essentiel. De plus, cela nous permet de dénoncer le système actuel. Même si notre diffusion est insignifiante, plus nous serons nombreux, plus cela aura un sens, du moins à nos propres yeux. Ainsi, nous pourrons dire que nous n’avons pas été complices. Quand j’entends qu’un pourcent de la population mondiale détient 50 % des richesses de la planète je me dis qu’il y a quand même quelque chose qui ne va pas. Nous, à côté de cela, avec nos livres, nous offrons du rêve.
C
Mon Dieu (façon de parler) ! Dans quel monde vivons-nous ! Excellent article.
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J
Un monde que l'on voudrait changer, mais comment ? Le changement ne pourrait venir que des citoyens eux-mêmes, mais ils sont anesthésiés. On les a conditionnés pour consommer et placer leur bonheur dans l’acquisition d’objets bien souvent inutiles. Et on peut dire que 90% des lecteurs sont récupérés par le système puisqu’ils ne lisent que des auteurs à succès qui reproduisent le système.
C
Difficile de vous contredire ! "Cinquante nuances de grey", un des derniers "best-sellers" que vous contestez (un peu de sexe et de violence à chaque page, et hop !), illustrant bien le débat... (je me suis d'ailleurs réjoui en apprenant que le film avait fait un flop...)<br /> <br /> Oui, on a bien la littérature que l'on mérite, j'irai plus loin en affirmant que l'on a tout simplement la société que l'on mérite !<br /> <br /> Ce qui ne doit pas nous décourager de continuer à écrire et de publier, comme le dit Edmée, pour celles et ceux qui apprécient ce que nous écrivons. Et vive Chloé des Lys !
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J
En fait, de par le fait que nous écrivons et que nous lisons (ce qui répond à un besoin en nous), nous sommes déjà différents du reste de la société. Entre notre "moi" et le monde tel qu'il est, existe un hiatus. Nous voudrions sans doute tous ici vivre dans un autre type de société, mais c'est impossible et relève du rêve. Il nous reste nos livres pour nous échapper. Pour nous échapper et aussi pour faire passer un message aux lecteurs éventuels qui comme nous, voudraient que le monde soit différent.<br /> <br /> Le plus agaçant c’est que cette société purement commerçante et axée sur le seul profit s’empare aussi de notre domaine, les livres, et fait de l’argent avec nos rêves t nos révoltes.
E
C'est tout à fait vrai. Mais là où il y a médiocrité et argent, il émergera toujours qualité et plaisir. En moindre quantité,moins tonitruant, mais bien là. Certains auteurs n'ont sans doute pas tellement besoin de l'argent en tant que tel, mais sont poussés par leur éditeur et leur égo. Ne pas publier "cette année" est une mort certaine. Ne pas tourner un film, pareil, quitte ce que ce soit un navet. On ne parle plus d'eux, et ils oublient qu'ils ont bien vécu avant qu'on parle d'eux...<br /> <br /> Peu d'entre nous seront connus. Pour certains ce sera dramatique, pour d''autres ça n'importera pas, pour d'autres encore ils en seront enchantés. La liberté d'écrire ce qu'on veut vraiment. Et de continuer à vivre comme on l'entend. Et sans l'obligation de ne pas disparaître, puisqu'on n'apparaît pas vraiment, sauf dans un cercle restreint... celui de ceux qui aiment vraiment ce que nous écrivons... Vive eux!
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J
Oui, Edmée, il nous reste l'essentiel, le plaisir d'écrire et sans être obligés de devenir des hommes (ou des femmes) publics(ques).
M
Une analyse pleine de justesse, me semble-t-il.
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J
Merci Micheline. Mais j'aurais préféré me tromper et que la situation soit autre.