Edmée de Xhavée nous propose une nouvelle "Paname Sansgêne, l'ami en pleurs"
Paname Sansgêne, l’ami en pleurs
Coup de sonnette dans la nuit… Minuit ? Non… on ne peut sonner chez moi à cette heure. Je me retourne et tire la couverture sur mon oreille, ce qui n’empêche pas un autre coup strident de percer le silence – enfin… il pleut, donc ça fait plic plic plic driiiiiiiiiiiiiiiing plic plic plic driiiiiiiiiiiiiiiing plic plic plic driiiiiiiiiiing avec une impolitesse qui frôle l’indécence. Le doigt de cet abruti sans manières ne se lèvera pas, je le sens et l’entends… Les tympans en feu, je cours à la porte, en ouvre le petit Judas pour découvrir, de l’autre côté, un visage inconnu et détrempé par pluie et larmes, couvert d’un capuchon de nylon qui lui donne l’air d’un spectre plastifié.
Une main se détache de la silhouette puis une autre, se joignant dans un signe de prière. Je crie aussi bas que je peux – diable, il y a des voisins… - Qui est-ce ? Mais la bouche est déformée par un pleur de tragédie grecque d’une part, et certainement moche de toute manière. Les contours d’une vieille semelle du Docteur Scholl, la mouvance d’un spermatozoïde et pas trop de fraicheur. Pas ce qu’on appelle une bouche pulpeuse, sensuelle, gourmande ou invitante, quoi.
Je dois bien entrouvrir la porte pour en savoir plus, l’air revêche, méfiant, tout mon poids contre le chambranle en cas d’attaque. « Je suis Paname Sansgêne, ton ami Fesse-Butt ! Tu as aimé le statut selon lequel si j’apparaissais à ta porte à minuit, en larmes et désespéré, tu ouvrirais parce que notre amitié est sincère ! »…
Paname Sansgêne… je ne vois pas mais j’ai 5874 amis, je ne m’étonne pas. Je partage généreusement tout ce qui se termine par « si tu es d’accord, partage ceci sur ton journal ». Je trouve qu’il faut avoir le courage de ses opinions. Je suis pour les implants mammaires remboursés à partir de 85 ans, la mise à mort par gavage des politiciens véreux, le retour du pilori pour ceux qui ne ramassent pas les crottes de leurs chiens, des mini-robes pour le clergé, la semaine de 7 heures… et je suis fière de le faire savoir, nous sommes d’ailleurs des millions à partager sur nos journaux avec la plus grande intrépidité.
Mais bon, l’ectoplasme de plastique à la bouche suspecte est là, et affirme que je me suis aussi engagée à sécher ses larmes à son gré, à minuit, parce qu’il est mon ami Fesse-Butt. Et je sais qu’il ferait la même chose pour moi…
Je le laisse donc entrer, et plic-plocqueter sur mon beau marbre ciré, ainsi que me postillonner au visage car avec une telle bouche, que voulez-vous, ça se tortille comme un ver au bout de l’hameçon, et hélas c’est bien plus laid… Je l’introduis au salon, tandis qu’il sanglote et m’en vais lui faire une tasse de thé. En m’aspergeant de gouttelettes de salive il s’indigne : ce thé a été reconnu sur les réseaux sociaux pour être rempli de pesticides en poudre. Un peu de vin alors ? Nooooooooooon, un ami Fesse-Butt l’a informé que le vin après minuit comptait double. Heuuuuuuuuuuh… de l’eau ? Oh horreur, il suffit de Moogler pour être informé qu’on nous met dans l’eau de quoi nous plonger dans l’hébétude et la soumission. Heuuuuuuuuuuuuh… que nous reste-t-il ? Ma foi, il consent à une tasse d’huile d’olive après avoir vérifié la marque et fait « ce n’est pas dans ma liste noire mais bon… ça ne prouve rien. Je n’en prendrai qu’un doigt ».
Il m’explique qu’il s’est mis à pleurer en écoutant Les roses blanches et ne pouvait s’arrêter. Ça fait longtemps qu’il a repéré où je vis d’après les photos de mes fleurs à la fenêtre, des fleurs carnivores en effet assez rares et destinées à empêcher les voleurs de s’introduire en mon absence. Parfois je retrouve quelques doigts dans la terre, et les remercie – il faut parler aux plantes, on ne le dira jamais assez… - de leur vigilance, les appelant mes petites oies voraces du Capitole.
Je suis heureuse de prouver mon amitié à cet homme qui en a tant besoin. Il semble se calmer un peu et se confie : sa mère devait venir le rejoindre pour la fête des mères mais hélas, alors qu’elle était en vacances en Grèce, elle a été renversée par une moto, et se trouve à l’hôpital, où un inconnu sans scrupules lui a volé son sac et tout son argent, or l’hôpital refuse de la laisser repartir sans qu’elle ait payé sa note. Une broutille, 3.000 € à peine. Mais lui ne les a pas, car il vient d’aider un autre ami Fesse-Butt qui a été contacté par un millionnaire en fin de vie, lequel n’ayant pas d’héritier direct cherchait une personne de valeur pour lui laisser tout son avoir. Or cet ami, le bénéficiaire très surpris, milite activement sur les réseaux sociaux pour la sauvegarde des mouches et cherche à interdire la pêche à la mouche. Seulement voilà, il lui fallait ouvrir un compte dans un pays off-shore avec un minimum de 3.000 € pour permettre le versement de l’héritage qui ne saurait plus tarder, le millionnaire étant en soins palliatifs.
Mon dieu que c’est exaltant d’aider ses amis, de se sentir solidaire de ce merveilleux groupe. Je fais sous ses yeux un versement en ligne sur son compte, pour qu’il puisse libérer sa chère maman, à laquelle il pourra donner de belles roses blanches pour la fête des mères. J’en ai, je l’avoue, les larmes aux yeux – qui s’ajoutent à ses postillons reconnaissants.
Le voilà qui repleure lui aussi d’ailleurs, et nous sommes repartis pour une seconde tasse d’huile d’olives – enfin, un doigt dans une tasse. Entre deux sanglots il me compliment pour ma collection d’œufs de Fabergé, et me demande si ça ne me revient pas trop cher en assurance, de tels trésors, puisqu’il ne peut s’empêcher de remarquer aussi mes petits verres à liqueur cerclés d’or. Je lui dis en confidence que ce n’est pas assuré, ça finirait par me revenir cher, toutes ces assurances, et qu’au fond personne ne sait que je les ai, sauf lui maintenant, mon ami Fesse-Butt. Il me remercie pour ma confiance, et pendant un instant nous nous sentons soudés par cette grande famille que d’aucuns accusent de n’être que virtuelle, et dont nous venons pourtant de vérifier la réalité.
Le voici pourtant prêt à repartir. Je l’assure que sa compagnie m’a fait tant de bien, cet échange d’aide, si humain. A sa demande je lui prépare à la cuisine une belle tartine pour son petit déjeuner, puisque gentiment il m’a dit que ça lui donnerait la sensation de ne pas être seul au réveil. J’y mets soin et amour, une belle tranche de fromage, des cornichons, de la moutarde, tout ça sur une grosse couche de beurre de baratte étalée sur du pain de campagne. A sa demande je la mets dans un sac de plastique, ce qui, dit-il, lui permet de vider ses poches de quelques babioles encombrantes enroulées dans des mouchoirs en papier…
Il s’en va et je sens soudain le vide que laisse un ami absent. Je me recouche et jamais mon lit ne m’a semblé si froid, alors je me connecte à Fesse-Butt pour lui dire bonsoir.
Le compte a été fermé.
Il me manque cinq Fabergé et les six verres à liqueur.
Paname Sansgêne comme identité… un homme grimaçant sous un capuchon de nylon comme description… Et le policier qui lève les yeux au ciel en donnant des coups de coude à son confrère. Ce monde est pourri ! On ne peut se fier à personne, pas même à la famille…