"L'homme en noir", une nouvelle signée Micheline Boland
L'HOMME EN NOIR
C'est un petit homme maigre habillé d'un costume noir et d'une chemise blanche. Sa seule fantaisie vestimentaire ce sont les petits pois multicolores qui décorent sa cravate noire. Cheveux noirs, fine moustache noire impeccablement taillée, monture de lunettes noire, chapeau noir, mocassins noirs fort bien cirés, il parcourt la ville d'un pas rapide. Nul ne sait où il habite. Mais chacun sait où il va le plus souvent. Il se rend chez le bourgmestre, chez l'évêque, chez le gouverneur, chez des hommes politiques de tous bords et chez le directeur du centre culturel. Bref, il rend visite à des personnalités chez lesquelles il reste généralement moins de deux heures !
Les gens se demandent qui il est, ce qu'il fait. Certains émettent des hypothèses… Pour les uns c'est un financier de l'ombre, pour les autres, un détective privé qui vient rendre des comptes, pour d'autres encore, un parent ou un ami de jeunesse, vous savez il y a parfois de ces coïncidences ! Pour quelques-uns encore, c'est peut-être le diable.
Maria fait le ménage chez le bourgmestre et chez l'évêque. Elle, elle espère un jour savoir de quoi il retourne. Elle s'en vante même auprès de ses voisins : "Je saurai, je saurai… Les murs ont parfois des oreilles." Malheureusement, l'opportunité de le croiser chez ses patrons ne se présente pas de sitôt. Alors Maria patiente. À un moment ou l'autre, elle en est certaine, le sort lui sera plus favorable.
Un jour, le petit homme vêtu de noir se présente chez le bourgmestre qui, hélas, s'est absenté pour une urgence.
"Attendez là ! Mon mari sera de retour dans une petite demi-heure", annonce l'épouse ! Là, c'est le salon. Après avoir nettoyé le hall, Maria se hasarde dans le salon. "Excusez-moi Monsieur, des bibelots et des meubles à épousseter."
L'homme est plongé dans une revue, mais cela n'empêche pas Maria de tenter d'amorcer une conversation :
"Beau temps n'est-ce pas, Monsieur !"
"En effet…"
"Vous devez avoir beaucoup de travail en cette saison ?"
"Il n'y a pas de morte saison…"
"C'est comme moi ça. Mais vous c'est quand même différent…"
"Disons ça comme ça…"
"C'est quoi au juste votre boulot ?"
"Un peu de tout…"
"C'est comme moi aussi ça. Mais laver les vitres ça me semble le plus exigeant… Et pour vous le plus exigeant, c'est quoi ?"
"Cela dépend…"
Des réponses floues le bonhomme en donne tant et plus. Lorsque le bourgmestre est de retour, la curiosité de Maria est loin d'être satisfaite. C'est on ne peut plus frustrant ! Elle se dit qu'elle aurait dû y aller plus franchement. Demander au bonhomme s'il voulait bien l'aider. Quels genres de clients il préférait ou depuis quand et à quelle occasion, il avait connu Monsieur le Bourgmestre ?
Et le temps passe. Et la curiosité de Maria ne s'éteint pas…
Un jour, l'évêque lui semble particulièrement enjoué…
"Bonjour Maria ! Pas de nettoyage aujourd'hui. Demain, je reçois ma famille pour goûter. Les enfants vont sûrement salir. Alors faites-moi, je vous prie, le fameux gâteau aux noix que vous aviez préparé l'autre jour. Si vous en avez l'occasion faites aussi un cake aux pommes, un autre aux poires et caramel, des galettes, quelques religieuses, des pets de nonne et un délicieux saint-honoré. . Heureusement que vous êtes aussi bonne cuisinière que femme de ménage, Maria ! Une remarque ? Une question ?"
"Monseigneur si j'osais… Je vous demanderais… qui est ce petit homme moustachu habillé de noir que vous recevez parfois… Est-ce un de vos parents ?"
"Un parent ? Qu'est-ce que vous allez chercher là… C'est un ami, un ami très précieux, précieux comme l'êtes Maria…"
"Oui, mais qu'est-ce qu'il fait, Monseigneur ? "
"C'est personnel, Maria…"
"C'est votre tailleur, n'est-ce pas…"
L'évêque se met à rire et s'en va… Maria y voit là une sorte d'acquiescement.
Mais un jour le bourgmestre envoie Maria aider le personnel d'entretien du centre culturel en vue de la visite du Ministre et là, Maria y aperçoit le petit homme en noir. Le directeur s'isole avec lui dans son bureau et Maria qui a de bonnes oreilles a pu entendre le petit homme qui disait : "Le bonheur est de laisser chanter la vie à travers les arts…" et le directeur répéter après lui "Le bonheur est de laisser chanter la vie à travers les arts…". Puis de nouveau le petit homme qui intervenait : "Plus posément, Monsieur. Pensez à bien respirer, à bien articuler. Soyez plus détendu. Encore une fois…"
D'un coup, Maria sut… Et les sermons ampoulés de Monseigneur, les discours passionnés du bourgmestre n'eurent plus de secret pour elle !
(Conte finaliste au concours de contes de Surice en 2016)
Micheline Boland