Albert Niko nous propose un extrait de son ouvrage "l'homme au grand chapeau n'avait rien à cacher ni rien de grand"

« Je n'ai pas l'expérience de la mort. »
Nous nous tenions la main, et avions tous deux plus de 220 ans. Loin derrière nous avions laissé les japonais, les amants foudroyés, crucifiés, Les Elsa Triolet et Louis Aragon – plus surréels que les surréalistes. En marche pour enterrer la Terre. Et notre amour n'avait pas l'ombre d'une ride, comme nous nous mirions dans l'eau.
« Mes parents sont morts juste après ma naissance. C'est le prince Siddhârta qui me l'a dit. C'est lui qui m'a recueillie. C'était un homme doux et paisible. Et jamais je ne l'ai vu changer, ni en bien ni en mal. Ni son expression, ni même son visage. Le temps lui passait tout simplement à côté. C'est lui qui m'a donné la clef. Rester comme ça et attendre que rien n'arrive. »
« Le jour de mes 16 ans il m'a fait signe de m'approcher. Alors je me suis approchée de lui et, pour la première fois, il m'a parlé. Ne disant que quelques mots, à propos de mes parents. Et me jaugeant du regard, et voyant que j'en étais encore à retourner ce mot dans tous les sens pour voir de quoi il avait l'air, il m'a désigné le bout du sentier d'un air confiant, et j'ai compris que je pouvais y aller. »
« Je n'ai jamais eu à déplorer la perte d'un proche. »
« Quant à lui, je suis sûre qu'il est toujours à la même place. »
« Jamais je ne l'ai vu bouger en seize ans. »
« De sorte que je n'ai pas l'expérience de la mort. »
Ses mots, à mesure qu'elle les exhalait un à un, m'ont fait penser à un fil, aussi ténu que celui d'une araignée, qui allait nous faire passer de l'autre côté. Lorsqu'un évènement dramatique a brusquement réduit à néant nos chances les plus infimes d'y parvenir.
...Le maigre sillon funéraire d'un poisson, couché sur le côté.
Dont l'œil observait sans ciller le bleu d'une mort lui tapissant l'intérieur.
Comme il est de coutume chez les vivants que les morts cheminent encore un peu parmi eux, nous l'avons suivi un peu des yeux, bien que ce poisson ne nous dise rien.
ALBERT NIKO