Didier Fond nous propose un extrait de son nouveau roman "Somnambules"

A ces questions non plus, je ne peux pas répondre. Il a raison. Rien, avant son retour, ne me retenait ici. Et même aujourd’hui, absolument personne ne se soucie de ce que je fais. Que je décide sur l’heure de partir, qui donc se mettra en travers de ma route ? Eux ? Ils n’en ont pas les moyens. Lui ? Il n’est pas un obstacle. Il ne me demande rien et je ne lui dois rien. Mais sa présence est un si bon prétexte pour ne rien tenter, une si bonne excuse à ma faiblesse…
Oui, je suis resté. Pas un seul instant, je n’ai songé à déserter une seconde fois la ville. Mon premier départ ne m’avait pas mené bien loin. Je pensais alors que je n’avais pas le choix, que ma survie dépendait de mes facultés d’adaptation à l’univers chaotique de l’extérieur. Je ne voulais plus rester dans la ville, assister à son agonie ; le spectacle de ses derniers soubresauts m’était insupportable. Un matin, à mon tour, je m’étais jeté sur les routes. Il était temps. Au fracas des cris avait succédé une rumeur de plus en plus ténue, et la vague de silence, descendue des collines, s’était lentement infiltrée dans les artères, étouffant les uns après les autres les centres vitaux, ensevelissant sous une chape éternelle l’ultime étincelle de vie. Je savais ce que j’attendais de ce départ : la vie avait déserté la ville, je devais la chercher ailleurs, n’importe où, sous d’autres cieux, proches, éloignés, je n’en savais rien. J’ai marché, marché, sans but précis, sous un soleil de plomb, J’ai contemplé, incrédule d’abord, puis envahi par un effroi monstrueux, ce que m’offrait l’extérieur : le désert, le vide absolu. J’ai compris alors que tout était inutile. Le silence avait été plus rapide que moi, il m’avait devancé, étendant son empire jusqu’aux lointaines montagnes qui barraient l’horizon. Il ne m’avait épargné que pour me permettre de contempler ma défaite, et il ricanait près de moi, me glissait à l’oreille que tous mes efforts étaient vains. Je pouvais bien me tourner de tous côtés, revenir, continuer, aller à droite, à gauche, je le trouverais toujours sur ma route, impitoyable, monstrueux. J’étais son jouet ; ce que j’avais cru être mon ultime sursaut de volonté n’était en fait que mon premier geste de soumission. Il ne me restait rien, sinon la certitude, aveuglante, qu’il n’y avait plus rien à chercher.
Un vent violent a tout à coup balayé la plaine, me jetant au visage la poussière de la route, m’obligeant à fermer un instant les yeux et à me détourner. Devant moi, plat, monotone, mais paré de toutes les séductions de la résignation, s’étalait le chemin du retour. Le silence et le vent m’ont enveloppé, m’ont chuchoté des mots que mon esprit se refusait à comprendre, et à la douceur insidieuse de l’un s’ajoutait la force pressante de l’autre. Je me suis senti poussé sur la route, en direction de la ville. Ma seule chance de salut, c’était d’obéir à l’instinct, de revenir chez moi, là où tout avait commencé et où, un jour, tout s’achèverait.
Et puis, cette ville était mienne. J’y étais né, j’y avais grandi. Mes racines étaient là, enfouies sous les pavés disjoints et brûlés par ce soleil de fin du monde. Nulle part ailleurs je n’aurais pu trouver meilleur refuge. Il le sait bien pourquoi nous nous sommes retrouvés tous deux au même endroit. Il m’arrive parfois de me sentir étranger dans ma propre ville ; je ne reconnais plus son visage. Ses rues vides, ses collines immobiles, ses quais silencieux appartiennent à un autre monde, presque à une autre dimension. Mais je me sentirais bien plus perdu s’il me fallait la quitter une seconde fois et essayer de vivre ailleurs, sous un ciel inconnu, entre des murs plus hostiles que ceux qui nous entourent et qui, eux, ne sont qu’indifférents à notre malheur. Ce décor tant contemplé, aimé et regretté est tout ce qui nous reste de notre passé. Il est tellement plus facile de se taire, de ne rien faire, d’attendre, tout simplement, avec nos souvenirs et notre angoisse pour nous faire prendre patience. Nous voulons à tout prix survivre, mais c’est pour mieux pouvoir effacer derrière nous toute trace de notre existence. Un jour, cette absurdité prendra fin. Il nous faudra bien mourir ; que ce soit chez nous, parmi les reliques de ce qui fut notre passé.