Didier Fond nous propose un extrait de son ouvrage "Les somnambules"

Publié le par christine brunet /aloys

 

Malgré moi, je me mêle au groupe, je cherche déjà à deviner d’où surgira la première lueur qui, là-bas, déchirera l’obscurité. Louis s’est glissé près de moi. Je sens son bras trembler contre le mien. Terreur ? Dégoût ? Ou est-il, comme moi, la proie d’une curiosité malsaine qui l’oblige à rester là, blotti contre le parapet, le regard fixé sur la Presqu’île, dans l’attente d’un spectacle qui ne peut être que monstrueux ? Pas une seule lumière, pour l’instant, de l’autre côté de la rivière. Nous-mêmes avons éteint nos lampes, sur l’ordre d’Axel. La ville baigne dans un silence total. Le temps semble s’être arrêté, à l’image de ce groupe figé dans une immobilité si parfaite que même le vent s’est lassé de le tourmenter. Quel geste, quelle parole pourraient rappeler à ces pierres, à ces fleuves imperturbables, à cette ville dont des millénaires n’ont pu venir à bout mais qu’une seule nuit a irrémédiablement vaincue que ces statues abandonnées à elles-mêmes le long du quai possèdent encore une étincelle de vie, un atome de conscience ? Pas un seul battement de paupières ne vient rompre leur inertie. Elles sont entrées, pour quelques interminables secondes, dans l’éternité.

 

Et soudain, en face, une lumière. A peine moins rapide qu’un éclair. Elle disparaît aussi soudainement qu’elle a surgi.

 

« Ce sont eux ! crie Mona-Lisa. Ils arrivent ! »

 

De nouveau le silence, intolérable. M’arrachant à la contemplation de l’autre rive, je regarde mes compagnons. Ils ont oublié le cabaret, les histoires qu’ils se racontaient, leurs regrets, leurs larmes. Je suis prêt à parier qu’ils ont même oublié jusqu’à la précarité de leur situation. Pendant quelques minutes, ils vont se sentir forts, heureux, vivants, si merveilleusement vivants… Ils sont du bon côté de la rivière. Sur la rive opposée, ceux qu’ils guettent, ceux qu’ils attendent, ce sont les renégats, les damnés, les laissés-pour-compte d’une mort plus distraite qu’à son ordinaire. Peuvent-ils, malgré l’avertissement de Raphaël, oublier qu’eux aussi, peut-être, passeront un jour le pont sans la moindre chance de retour ?

 

« Regardez ! s’écrie Arabella. Sur la place, là !… »

 

Débouchant d’une rue parallèle au quai, des lumières se dirigent lentement vers le centre de la place. Elles vacillent et avancent pas à pas. D’autres torches apparaissent à l’extrémité sud de la place. Elles s’approchent de leurs compagnes, s’arrêtent un instant, reprennent leur marche silencieuse –on dirait qu’elles glissent sur les pavés- puis commencent un va-et-vient régulier de la droite vers la gauche. Elles finissent enfin par s’immobiliser. Les autres lumières se sont elles aussi arrêtées. L’une d’elle se détache du groupe, traverse l’esplanade, s’engage dans la rue qui conduit au pont. De nouvelles lumières surgissent de l’obscurité, traversent le quai et, ne sachant apparemment pas de quel côté s’aventurer, tournent sur elles-mêmes, se penchent en avant, incapables de se décider. Le choix paraît crucial et la mésentente profonde vu les oscillations des torches. Là-bas, sur la place, les lumières se sont regroupées au pied de la statue tandis qu’une autre se dirige vers nous, d’une pas lent et égal ; parvenue à l’angle du quai, elle hésite un instant puis trace un large cercle autour d’elle et s’agite de bas en haut. Encore un signal, sans doute.

 

« C’est étrange, dit Eralda. D’habitude, ils ne font pas tant de simagrées. Ils se contentent de se réunir sur la place. »

 

En face, sur le quai, la jonction entre les lumières s’est opérée. Tournant le dos à la rivière, elles remontent la rue en direction de la place. Leur démarche est à la fois ferme et hésitante. Seuls les ivrognes et les somnambules, avant, allaient de ce pas hasardeux, donnant une constante impression de déséquilibre, et cependant miraculeusement assuré.

Publié dans extraits

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D
Merci à tous pour vos commentaires.
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J
Atmosphère et suspens tellement bien rendus en cette écriture fluide et agréable : félicitations, Didier !
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C
Un texte qui me donne envie de lire le livre de Didier...
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M
J'aime le style, les interrogations, les images et le suspense..
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E
Un peu brrrrrr, ce récit! Vaut-il mieux rester somnambule ou se réveiller tout à fait?
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