Comme promis, Christian Eychloma nous propose un extrait de son nouveau roman "Ta mémoire, pareille aux fables incertaines"
Anaïs, toujours aussi amusée de se sentir si légère, sauta souplement sur la murette bordant l’extérieur de la véranda. Fermant à demi les yeux pour se protéger de l’éclat du soleil mauve, elle n’eut qu’à tendre la main pour cueillir un de ces fruits charnus dont, à peine goûté pour la première fois, elle avait immédiatement raffolé.
Tycho, adossé contre le tronc écaillé de l’arbre dont les longues branches ployaient sous la charge, pointa un doigt accusateur vers sa sœur.
« Tu sais que tu risques d’être malade si tu en manges trop… » lui rappela-t-il sévèrement. « Et maman ne sera pas contente !
- Parce que tu lui dirais ? » répondit Anaïs en lui lançant par jeu la grosse poire grumeleuse qui éclata sur le sol en faisant gicler un jus vermillon.
Tycho, évitant de justesse les éclaboussures, se leva d’un bond.
« Si tu m’avais taché mon short, tu peux être sûre que je t’aurais dénoncée !
- Eh bien, moi, j’aurais dit que tu t’amuses à attraper les chardons volants malgré l’interdiction !
- Quelle interdiction ? Et qu’est-ce que ça peut faire si je fais attention ?
- Alors, tu ferais bien de devenir plus adroit. Tu t’es déjà fait griffer trois fois et…
- Et on m’a dit que je devrais soigner moi-même mes éruptions allergiques si je recommençais… Ce qui n’est pas vraiment une interdiction !
- Bon… De toute façon, ce n’est pas toi qui auras la colique ! » répondit-elle en tirant d’un coup sec sur un autre fruit qui se détacha facilement.
Elle fit semblant de viser son frère qui recula instinctivement. Éclatant de rire, elle ouvrit en deux la fausse calebasse et la pressa contre sa bouche, mordant goulûment dans la chair molle.
Tycho, décidant de se désintéresser des provocations de sa sœur, se dirigea vers la desserte conduisant en pente douce jusqu’à la Paresseuse. Un ruban mordoré dont il pouvait apercevoir les reflets brillants sous l’étagement des modules d’habitation à moitié dissimulés par les larges feuilles des parasols chevelus.
Un filet rouge vif au coin des lèvres, Anaïs, voyant son frère s’éloigner, laissa tomber la peau évidée au pied de l’arbre dont la cime culminait très haut au-dessus de sa tête.
« Où vas-tu ? » lui cria-t-elle.
« Me rafraîchir !
- Tu sais que ça aussi, c’est interdit ! »
Avec un geste d’indifférence, il poursuivit son chemin sans se retourner. Les poissons-rasoirs, ainsi nommés en raison de leurs nageoires extrêmement coupantes, ne remonteraient le courant que vers la nuit tombée et il savait la baignade jusque là sans danger.
« Je viens avec toi ! » décida Anaïs en sautant de son perchoir.
Il leva la main et agita l’index en signe de désaccord.
Sans en tenir compte, elle le rattrapa en quelques enjambées. Cette merveilleuse sensation de galoper sans effort, sans jamais s’essouffler, de bondir quasiment sans élan…
« Pour les chardons, bien sûr, je ne dirai rien ! » crut-elle bon de préciser en se rapprochant de lui.
« C’est comme tu voudras… » répondit-il en la repoussant légèrement afin de ne pas lui donner l’impression de céder trop vite.
Ces étranges bestioles, très peu dangereuses si l’on savait s’y prendre pour les étudier, faisaient partie de ce qui fascinait le plus Tycho depuis son arrivée sur Ouranos. Mi-végétaux, mi-animaux, se développant d’abord comme une plante avant de casser leur tige pour s’envoler comme un oiseau.
Faute de mieux, on les avait appelées les « chardons », par analogie avec ces espèces aux feuilles piquantes qui pullulaient sur Atlantis, mot lui-même dérivé, à ce qu’on lui avait dit, du nom d’une plante commune de leur lointaine planète mère.
Plusieurs fois par an, au moment de leur bizarre métamorphose, elles se mettaient à voltiger un peu partout, envahissant parcs et jardins avant de se regrouper en mouvants nuages sombres qui obscurcissaient le ciel rose d’Ouranos.
« Tu devrais t’essuyer la bouche… » lui conseilla-t-il en tirant par jeu sur une de ses longues tresses.
Elle s’exécuta machinalement du dos de la main, un peu déçue d’avoir dû interrompre plus tôt que prévu son petit festin.
Des mangues… C’était le nom que l’on donnait à ces fruits savoureux, bien qu’elle sût de façon certaine qu’ils n’avaient pas grand-chose à voir avec les « mangues » dont elle s’était souvent régalée avant le grand voyage.
Les deux enfants avaient été passablement désorientés au début en découvrant que plantes et animaux endémiques de cette planète portaient en général les noms d’espèces vaguement ressemblantes qu’ils avaient bien connues sur Atlantis. Parfois très vaguement ressemblantes, au point qu’ils avaient préféré commencer à développer leur propre vocabulaire pour les désigner. Puis, le temps passant, leur nouvel environnement éclipsant peu à peu le souvenir de l’ancien, ils y avaient renoncé pour adopter le langage commun.
Le coude de la rivière formait une petite crique où ils avaient pris l’habitude de se baigner, un endroit bien protégé du courant, avec une minuscule plage de galets où ils aimaient se reposer après avoir longuement pataugé dans l’eau fraîche. Dans les premières heures de l’après-midi, leur moment préféré de la journée où ils savaient pouvoir jouir d’une liberté totale, ce coin tranquille était comme transfiguré par la lumière légèrement violette de l’astre à son zénith.
En amont de là où ils se trouvaient, un amoncellement de rochers couleur d’améthyste partageait le cours d’eau en plusieurs courtes cascades sous lesquelles croissaient à l’envie les jacinthes arborescentes. En aval, l’eau s’écoulait plus calmement entre les berges étroites pour aller se perdre dans le bleu soutenu de la végétation.
« Tu te souviens ? » demanda-t-elle en désignant l’étendue de la forêt dont la dense canopée ne laissait rien deviner de ce qui se trouvait en dessous.
Il opina en souriant. Il avait ce jour-là eu la peur de sa vie, même s’il pouvait à bon droit, vu son jeune âge, considérer être très loin d’avoir tout expérimenté.
« C’était peut-être la seule chose contre laquelle on ne nous avait pas prévenus !
- Pardi… » répondit-elle en s’accompagnant d’un geste destiné à souligner l’évidence de la chose.
Sa frayeur passée lorsqu’il s’était extrait sans dommage, mais non sans peine de l’énorme feuille collante qui l’avait tout entier enveloppé, il ne s’était pas senti très fier. Un peu honteux d’avoir été, malgré sa vigilance, victime d’une des nombreuses farces que les vieux colons réservaient aux nouveaux arrivants.
Il leur en avait longtemps voulu bien qu’il dût admettre que tout ce qui présentait le moindre danger réel leur avait été très clairement expliqué. Comme ces saloperies de vrilles venimeuses ou les redoutables poissons-rasoirs.
Et les roseaux constrictors, bien entendu… Il réprima difficilement un frisson.
« Le premier à l’eau ! » lança-t-il en ôtant soudainement son short et son maillot de corps.
« Perdu ! » s’esclaffa-t-elle en se jetant tout habillée dans le lit de la rivière.
Secouant la tête pour la forme car habitué aux excentricités de sa cadette, il l’observa en train de traverser d’une brasse vigoureuse la vingtaine de mètres qui les séparaient de la rive opposée.
Les vêtements trempés, elle se hissa sans effort sur le talus herbeux. Debout au milieu des hautes pousses tarabiscotées de ce qu’il était convenu d’appeler des torsades palmées, elle lui fit signe de la rejoindre.
Il traversa à son tour, plus tranquillement, écartant doucement au passage quelques grosses brosses arc-en-ciel. Il se redressa en sentant qu’il avait à nouveau pied et, immergé jusqu’à la taille, frappa violemment l’eau du plat de la main.
Les inoffensives créatures aquatiques s’égayèrent en irisant la surface dans toutes les directions, pendant que des billes liquides aux reflets d’agate s’élevaient très haut pour retomber lentement en une pluie de fines gouttelettes chatoyantes. Un peu plus vite toutefois, pensa-t-il, que ce qu’il se rappelait avoir observé sur ces vidéos holographiques prises par beau temps sur Atlantis et repassées au ralenti sur sa tablette de virtualisation.
Satisfait du résultat d’une expérience cent fois renouvelée, il grimpa en se jouant la faible pente pour suivre Anaïs qui, fidèle à ses habitudes, venait de s’engager le long du lit de la rivière pour une petite promenade en aval, à l’ombre des gigantesques bambous siffleurs. Une promenade qui les mènerait jusqu’à un ravin peu profond où s’étalait un marécage envahi de roseaux constrictors, ces sinistres végétaux aux surprenantes et mortelles propriétés.
Ravis par la chanson flûtée du vent dans les tiges creuses, les deux adolescents cheminèrent, pieds nus, écrasant sous leurs pas les frêles herbacées dont les minuscules capsules laissaient échapper de délicieuses exhalaisons.
Au bout de quelques centaines de mètres, Tycho s’arrêta soudain, renifla longuement, puis se pinça les narines.
« Cette odeur… » fit-il en se tournant vers sa sœur. « C’est nouveau, ça. Qu’est-ce que cette odeur ?
- C’est vrai, ça pue ! » confirma-t-elle en imitant le geste de son frère.
Rendus méfiants par cette sensation inattendue, ils avancèrent avec précaution, respirant le moins possible, l’odeur devenant de plus en plus insupportable au fur et à mesure qu’ils approchaient du ravin.
Arrivés au bord, ils s’immobilisèrent, à la fois apeurés et incrédules.
L’homme, à demi immergé dans la vase orangée, le visage gonflé, les yeux exorbités, était mort les mains crispées sur la solide corde ligneuse qui lui enserrait la gorge. Le reste de son corps, autour duquel se devinait la couleur plus pâle de sa combinaison de forçat, se trouvait comme ligoté par d’innombrables racines qui paraissaient vouloir l’ensevelir sous la tourbe du marais.