"Elle et lui", une nouvelle signée Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

Elle et lui


 

Quand il parle de Catherine, il dit qu'elle est partie. Il ne prononce jamais les mots décédée ou morte. Deux ans après sa disparition accidentelle, cela lui fait tellement mal, qu'il préfère tricher. Il prolonge la présence de Catherine par des moyens tout simples et ordinaires. C'est la seule stratégie qui atténue un peu sa souffrance.

Chaque jour, il se parfume avec "Soleil bleu", son eau de toilette. Chaque jour, il porte un des foulards qu'elle aimait pour aller se coucher. Chaque jour, il cuisine les petits plats qu'elle appréciait le plus. Il fixe ses choix en fonction des goûts de Catherine. C'est elle qui dirige toujours sa vie.

Après son travail, quand la météo est plus ou moins clémente, il va sur la Grand-Place, s'assied à la terrasse du "Bar des amis", commande un vin blanc sec qu'il se propose de boire lentement et aussi un café serré parce que Catherine adorait les cafés serrés. Il refuse de changer des habitudes solidement ancrées.

Il reste longtemps là, il ferme les yeux, il prend dans sa poche un mouchoir blanc brodé de roses pourpres légèrement parfumé. Il a l'impression que Catherine est là près de lui, tellement proche. Il ne veut rien brusquer. Il attend qu'elle prenne les devants et dise quelque chose.

D'une élégance sobre, il porte invariablement, un costume bleu foncé ou gris, une chemise blanche ou beige et une cravate rouge unie. Catherine aimait qu'il s'habille ainsi. Il ignore les autres clients. Il ignore les badauds.

Il sent qu'elle est près de lui. Il perçoit son odeur. Il entend le bruit qu'elle fait en tournant sa cuillère dans la tasse. Il l'entend respirer. Derrière ses paupières closes, un grand sourire se dessine sur le visage de Catherine. Comme toujours elle a mis son rouge à lèvres vermillon. Elle porte la petite robe blanche à fleurs multicolores qu'elle aimait tant et la courte veste assortie. Elle est à ses côtés, elle a sa main droite posée sur son bras. Séductrice comme aux premiers jours, elle chantonne "la vie en rose". Il reste immobile, admiratif.

Leurs âmes se rejoignent ainsi comme chaque fois qu'elle chante. La force de Catherine passe en lui. Il a tous ses sens en éveil. Il n'est plus que frissons. Il a vingt-cinq ans l'âge auquel ils se sont rencontrés dans ce bar. C'est là qu'il vit à présent les moments les plus magiques de sa vie.

Chaque fois c'est un événement différent qui l'amène à regagner son appartement. L'autre jour il a entendu : "Désolé, Isabelle je dois te quitter, j'ai une course à faire pour maman. On se revoit demain ?". Le samedi précédent, c'était : "Jacques, il est temps de rentrer chez nous." Il a ouvert les yeux, c'était une femme âgée et très maquillée qui parlait ainsi à son mari. Il s'est alors décidé à prendre lui aussi la route du retour.

En cas de pluie ou de vent, il est déjà allé s'asseoir à l'intérieur du bar. Mais il est terriblement déçu car la magie n'opère pas. Il a beau sortir de sa poche le mouchoir blanc brodé de roses pourpres, il a beau fermer les yeux et avoir commandé vin blanc sec et café serré, rien d'extraordinaire ne se passe. Ce ne sont qu'effluves de café, de bière et de chocolat. Ce ne sont que présences bruyantes et banales.

Il s'est assis un samedi en terrasse alors que le temps était ensoleillé. Il a suffi d'une averse soudaine pour que tout bascule et que la présence de Catherine ne soit plus perceptible.

Certains jours sont, semble-t-il, maudits : il n'y a pas de place libre en terrasse. Il fait alors de nombreux allers-retours entre le parc communal et le bar sans qu'aucune table ne se libère. Le destin lui refuse l'enchantement auquel il aspire.

Heureusement, soir après soir, rentré chez lui, dans la salle de bains il retrouve le parfum de Catherine. Le plus souvent, quand il se regarde dans le miroir après s'être brossé les dents, il aperçoit de légères traces de rouge à lèvres vermillon sur sa joue. Avant de se mettre au lit, il tente de les effacer. En vain.

Cette après-midi-là, assis à la terrasse du "Bar des amis", il boit petite gorgée par petite gorgée son verre de vin blanc. Trois heures sonnent. Il lève la tête. Il la voit s'avancer. Elle marche nonchalamment. Elle s'assied près de lui, elle boit le café serré. Elle dit:"Fais-moi confiance. Nous nous retrouverons." Rêve ou illusion, il ne pourrait le dire !

Le soir même, allongé sur son lit, il y a comme un faible rayon de lumière venant de la fenêtre. Il se relève pour rapprocher les deux pans de la tenture. C'est ainsi qu'il l'aperçoit sur le trottoir de l'immeuble d'en face. Elle lui fait signe de la main et traverse la rue.

Un peu plus tard, alors qu'il est de nouveau étendu sur son lit, il entend des glissements de pas. Il s'imagine que ce bruit provient du studio voisin. L'immeuble n'est-il pas mal insonorisé et Monsieur Jonnart n'a-t-il pas lui aussi l'habitude de laisser la fenêtre un peu entrouverte ? Il s'assoupit. Il est tout à coup réveillé par une bouffée d'air frais. Il se redresse. Catherine est face à lui, immobile, entre les deux panneaux du rideau. Elle le regarde, le dévisage. Il n'entend pas un son mais les idées affleurent en lui comme si elle venait de les lui souffler. Des idées qui ne sont pas ses idées à lui mais ses idées à elle. Elle lui conseille de faire ce qu'ils envisageaient de faire ensemble, de continuer à écrire leur histoire, de s'installer dans le quartier du parc, de visiter Venise, de reprendre les cours de tango.

Les pensées se multiplient, elles le guident, le ramènent vers un chemin paisible. Elles viennent du passé, elles envahissent son présent. Il comprend qu'il n'est pas qu'un être de chair, qu'il n'y a pas que des paroles audibles qui l'interpellent, que les silences ne sont qu'apparents car ils portent des messages venus de l'au-delà. Le temps s'écoule, il s'endort. Sa réalité de dormeur oscille ainsi entre conscience et illusion, vie et rêve.

De nouveaux jours commencent pour lui. Catherine est dans sa mémoire, mais elle surtout à ses côtés le soir dans l'étroite ouverture laissée entre les tentures de sa chambre. Là dans la pénombre, il prend conscience qu'il n'a plus vraiment besoin de recourir à son parfum, ni de déguster invariablement les petits plats qu'elle appréciait le plus.

Au cabinet d'assurance où il travaille. C'est par touche légère que l'on évoque parfois Catherine. À quoi bon berner ses collègues en taisant sa peine ? D'ailleurs ses collègues ne penseraient-ils pas qu'il est devenu fou s'il faisait abstraction de leurs propos ? Maladroitement, il ose donc prononcer les mots décès et deuil. Il se parfume moins souvent d'une touche de "Soleil bleu". Il fréquente de temps à autre, moins régulièrement qu'autrefois, la terrasse du "Bar des amis". Quand il s'y rend, il commande cependant toujours un vin blanc sec et un café serré.

Il attend le rendez-vous du soir sans réelle impatience parce qu'il fait confiance à Catherine. Il y a un ange chez lui. C'est un ange bienveillant qu'il retrouve à l'heure du coucher, qui reprend ses marques dans un lieu où ils ont vécu ensemble, qui lui insuffle des forces et des pensées neuves, qui ne le juge pas, qui allège sa souffrance, qui lui dit et redit qu'il faut saisir les opportunités offertes ici et maintenant. Cet ange et lui ne reviendront jamais en arrière, mais continuent d'avancer. Chaque soir le miracle survient. Elle glisse discrètement, se faufile derrière la draperie. Elle fait surgir des mots, elle souffle des idées. Elle ne s'efface que lorsqu'il s'assoupit.

Il lui arrive d'évoquer quelquefois ce qui s'est passé des années plus tôt, l'horrible accident qui l'avait séparé de son grand amour.

Un matin d'été en entrant au cabinet d'assurance, il la voit dans la salle d'attente. Elle est plus petite que Catherine mais elle a le même sourire, les mêmes cheveux bouclés. Il devine que c'est la nouvelle intérimaire dont on avait annoncé la prochaine entrée en fonction à la dernière réunion. Il marche vers elle pour se présenter. Il lit sur son visage une sorte de surprise.

Elle lui dit : "Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés lors d'une formation… Je m'appelle Catherine-Marie." "Oui, je m'en souviens…", répond-il. Il ne lui avoue pas que le souvenir ne lui venu qu'au bout d'un bon moment.

En ce début d'automne, depuis quelques semaines, il leur arrive de se fondre parmi les clients à la terrasse du "Bar des amis". Pour lui, ce sera un café serré et pour elle un vin blanc sec.


 

Micheline Boland

 

Publié dans Nouvelle

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
B
Un texte bien émouvant qui aborde le deuil ! Celui-ci semble tellement plus doux à supporter par cette recherche de la présence de l'autre: cultiver les souvenirs, les beaux souvenirs...c'est important ! Et j'aime aussi la note positive de la fin de texte: la vie continue car le bonheur est toujours possible .
Répondre
C
Un texte tout simplement sublime !!!
Répondre
M
Merci Cathie.
M
Merci Carine-Laure pour ton commentaire.
Répondre
C
Chaque être disparu continue à vivre en nous d'une façon ou d'une autre. C'est magique.
Répondre