Un nouvel extrait de l'ouvrage à paraître signé Nicole Graziosi "La fille aux yeux bandés"

« La fille aux yeux bandés » est sur le point de paraître !
Nicole Graziosi nous en a récemment présenté deux extraits
« déconcertants », « qui glacent les sangs », « ne sont pas anodins » ou éveillent des curiosités. En voici deux autres au ton légèrement différent ...
Seule la mère, une unique fois, vint me voir à Bruxelles. Elle resta deux jours chez moi. Elle vint me chercher le soir au bureau où, sur le pas de la porte, je lui présentai mon germanique supérieur hiérarchique.
« J’espère qu’elle ne vous fait pas trop enrager ! » lui lança-t-elle avec son plus beau sourire. Ne connaissant ni le mot ni l’expression, il se tourna vers l’huissier de service, et lui demanda de traduire dans leur langue maternelle commune : Qu’est-ce que c’est « enragé ? » Malheureusement pour moi, l’huissier ne connaissait que l’acception zoologique du terme. Le supérieur devint écarlate. « Qui est enragé, Madame, qui est enragé ? » Sans doute croyait-il que j’avais fait part à la mère de ses demandes réitérées et insistantes de rapprochement. Sans doute croyait-il que ses manoeuvres pour me faire congédier pour incapacité, - j’étais en effet dans l’incapacité de donner suite à ses insistants désirs - lui avait été dévoilées ...
Je devais faire face à une obstruction vengeresse de tous les instants : taper sur deux claviers différents n’est pas tâche facile lorsqu’importe le rendement, a fortiori s’agissant de langues étrangères. Ne pouvoir m’absenter du bureau une minute sans devoir rendre des comptes ou subir des reproches.
- Je n’ai pas encore fait ce travail ? Aber wo bleibt es ?
- Je l’ai déposé sur votre chaise, Mademoiselle, puisque vous n’étiez pas à votre place.
- Oh ! Je suis désolée. Si vous l’aviez mis sur mon bureau, il ne m’aurait pas échappé... je ne m’assieds jamais sur mon bureau !
M’entendre dire « Si vous voulez continuer à travailler ici, cessez de faire votre chignon, laissez vos cheveux libres sur vos épaules ». Devoir rester tard le soir, alors que bureaux et couloirs sont désertés. « Non merci, il ne faut pas me raccompagner ». « Non merci, un petit verre ne me tente pas ».
Ce manque de docilité, assez rare dans ce contexte, faillit me coûter ma brillante situation. Le monsieur n’avait pas l’habitude que l’on résiste à son charme teutonique.
Ce fut grâce à l’intervention de quelques personnes honnêtes que je dus de n'être pas congédiée. On m’affecta à un autre service.
Lors d’un de mes brefs séjours chez les parents, il se passa un incident qui eut dû me faire comprendre ce que, le plus naturellement du monde, je ne voyais pas. Le père se mit en colère parce que je lisais L’Express. J’en parlai à la mère qui, à son tour, se mit en grande excitation et me dit « Mais enfin quand est-ce que tu vas nous foutre le camp d’ici une bonne fois pour toutes ! »
Je montai voir le père dans le bureau qu’il venait de se faire aménager au second étage et où il s’était réfugié et lui demandai ce qui se passait.
« Je ne comprends pas ... Qu’est-ce qui vous arrive ? Mais enfin qu’est-ce que j’ai fait ? »
« Fous le camp » fut sa seule réponse.
Le geste du bras tendu, index pointé en direction de la porte soulignait l’irrévocable injonction. Il m’apparut évident qu’un tel consensus ne laissait aucune place à mon besoin de justifications.
Grand-Mère à qui je m’adressai en dernier ressort se mit à pleurer, m’attira vers elle, m’embrassa, ne dit rien.
Je repartis vers ce que, dorénavant, je devais bien considérer comme ma seule et vraie vie.