Joe Valeska nous propose un extrait des Métamorphoses de Julian Kolovos
Meurtres Surnaturels, volume I :
Les Métamorphoses de Julian Kolovos
Allongé sur son lit, écoutant de la musique, Julian essayait de se vider la tête. D’ordinaire, ça lui réussissait plutôt bien. Ce soir, pas du tout.
Il se leva, éteignit son PC, puis alla s’avachir dans son fauteuil, devant son secrétaire en noyer. Comme la majorité des ornements dans le château, les façades des tiroirs et de l’abattant du meuble étaient décorées d’une marqueterie aux motifs inspirés par les légendes du roi Arthur. Il releva un sourcil, caressa son menton, pencha la tête sur le côté gauche, pencha la tête sur le côté droit et repositionna la figurine 12 pouces de Phileas « Phil » Pendragon, son personnage dans la série télévisée Meurtres Surnaturels, posée sur l’abattant. Il n’ébaucha un sourire qu’au bout d’une demi-douzaine de tentatives – Julian Kolovos était du genre tatillon. Il était le premier à le regretter !
Constatant, en regardant sa montre, qu’il était déjà plus de minuit, il retira ses chaussures, se déshabilla et éteignit la lumière, ne gardant que son caleçon.
– Quelle soirée de merde… dit-il à mi-voix. J’espère que je vais réussir à dormir quelques heures.
Il se tourna d’un côté, de l’autre. Rien à faire. Le sommeil refusait de venir… En outre, son épaule le faisait beaucoup souffrir, ce soir – le souvenir désagréable de la morsure infligée par une groupie dans cette discothèque située dans le quartier de Camden Town, dans le Grand Londres. De cette jeune femme, qui l’avait outrageusement dragué, il ne se souvenait que de sa singularité : lunettes noires et foulard autour de la tête, d’où ne dépassait qu’une mèche de cheveux orange.
Il essaya sur le ventre, sur le dos, croisant les mains sur le thorax, les yeux bien ouverts.
– Je ne vais pas encore me taper une putain de nuit blanche, tout de même ! s’écria-t-il, au comble de l’exaspération.
Il ralluma pour regarder quelle heure il pouvait être.
– Ce n’est pas possible… ronchonna-t-il.
Une quinzaine de minutes plus tard, l’acteur ressentit un froid inhabituel envahir toute la chambre. C’était l’hiver, d’accord, mais il gelait carrément, là. En expirant, le gaz carbonique rejeté formait une fumée beaucoup trop visible.
– Je ne vais pas fermer l’œil de toute la nuit et je vais me choper une crève carabinée, par-dessus le marché ! fulmina-t-il. Fait chier ! J’aurais mieux fait de rentrer me pieuter chez moi.
Julian remonta sa couverture jusqu’au menton et se mit en position fœtale. Il frotta longuement ses pieds l’un contre l’autre, serra un oreiller contre ses poumons, mais rien à faire… Il faisait de plus en plus froid. Harassé, il se remit sur son séant.
De la buée apparut sur les vitres.
Les gouttelettes devinrent de la glace. Il voulut se lever, bien décidé à aller observer ce phénomène d’un peu plus près, mais, réprimant un cri, il se ravisa. Une silhouette transparente venait de traverser les portes-fenêtres… Elle s’immobilisa devant son lit et demeura ainsi, en suspension juste au-dessus du parquet. De l’eau apparut sur le corps de la créature et se mit à couler de façon continue, disparaissant au contact du sol… On aurait dit qu’elle venait de sortir d’un puits. Ou d’un lac.
Julian déglutit, inquiet, mais nullement terrorisé. Et puis, n’avait-il pas l’habitude des fantômes ? Sauf que les fantômes en question étaient ceux de Meurtres Surnaturels : des figurants ou des caméos très savamment maquillés. Ou des images de synthèse de la plus haute qualité. Le spectre qui lui faisait face lui ressemblait étrangement… Comme deux gouttes d’eau peuvent se ressembler. Pareil à un reflet dans un miroir, l’apparition imitait chacune des expressions de son visage à la perfection.
L’acteur se leva, attrapa son kimono d’intérieur noir accroché au portemanteau, l’enfila aussitôt et s’avança avec précaution.
L’esprit le considérait.
– Jacobo Kolovos ? hésita Julian. Vous êtes bien Jacobo Kolovos, n’est-ce pas ?
– C’est possible… murmura le fantôme en faisant traîner sa voix, laquelle se doublait d’un écho caverneux. Je suis peut-être… celui que tu nommes. Je suis peut-être… toi.
– Moi ? se troubla l’acteur. Comment ça, moi ? Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire ? insista-t-il.
Un frisson glacé et humide lui parcourut l’échine, dévastateur et meurtrier.
– Peut-être… celui que tu nommes, répéta le spectre, impassible. Peut-être… toi. Comment, en vérité, savoir qui nous sommes ? Car tout n’est-il pas que faux-semblants ? Comme tous les masques que nous mettons sur le visage, chaque jour. Rien n’est vrai !
– Peut-être que je rêve ? réfléchit Julian. Ou je perds la tête… Je perds la tête, c’est ça ? Quoi de plus normal que de faire la conversation avec le fantôme de son ancêtre ? C’est d’un commun ! Je deviens fou… Je deviens complètement fou !
– Et que pense Phileas Pendragon de la folie ? se gaussa l’esprit avec un demi-sourire aux lèvres.
– Sortez de ma tête ! gronda Julian. Et répondez-moi, à présent ! Vous êtes celui qui a disparu dans l’océan Atlantique dans la première moitié du 19ème siècle, j’en suis sûr.
– Je suis le fantôme des Noëls passés…
– Pitié ! Je suis Anglais… Je connais mes classiques sur le bout des doigts ! Laissez tomber Charles Dickens et répondez ! Êtes-vous Jacobo Kolovos, oui ou non, bordel de merde ?
– Je le suis… Jacobo Kolovos, ancien corsaire du roi George IV, pour te servir. J’étais quelque part entre deux dimensions, commença alors à raconter le fantôme, errant dans les ténèbres d’un abysse, mais je suis revenu du fin fond du Triangle des Bermudes pour te mettre en garde, Julian Kolovos.
– C’est bien vous, alors… Je ne suis pas encore devenu fou. Encore que… Mais me mettre en garde, vous dites ? Me mettre en garde contre quoi, exactement ?
– Contre quoi ? Non… Pas contre quoi, Julian Kolovos. Contre qui !
– Contre qui… D’accord… Je ne pense pas avoir envie de connaître la réponse, finalement, marmonna Julian. En réalité, je ne suis même pas sûr de ne pas être dans les bras de Morphée, en ce moment même. Je rêve certainement. Je rêve, c’est ça. Vous ne pouvez pas être là.
À ces mots, Jacobo Kolovos disparut, furieux, comme de la fumée de cigarette dispersée d’un simple revers de main. Les lumières, dans la chambre, se mirent à crépiter avec insistance, et une ampoule explosa. Les quelques cadres accrochés aux murs, tout à coup, se décrochèrent, frappèrent le sol au même moment et se figèrent dans leur position verticale. La figurine de Phileas Pendragon s’éleva, resta en suspension au-dessus du secrétaire, quelques secondes durant, puis fut projetée avec force dans la direction de l’acteur qui s’écarta juste à temps pour ne pas la recevoir en plein milieu du visage.
– Eh ! désapprouva-t-il, courroucé. Arrêtez ça tout de suite ! Je n’ai pas peur de vous.
L’esprit se matérialisa de nouveau à moins de cinq centimètres de Julian. Il lui souffla un menaçant et très énigmatique : « Contre toi ! »
Le regard sans éclat, le fantôme de Jacobo Kolovos traversa la porte de la chambre de Julian, lequel le poursuivit dans le corridor où, avec stupéfaction, il le vit se fondre avec son portrait. Quant à l’eau laissée derrière le spectre, elle remonta le long du mur, sur le lambris, le velours, gouttelette après gouttelette, et fut finalement absorbée par le tableau.
Julian hésita, mais il passa la paume de sa main droite sur la toile. Elle était parfaitement sèche.
Il resta là un moment, puis en arriva à la conclusion suivante : tout cela n’avait été que le fruit de son imagination, et son manque de sommeil chronique était, assurément, la cause de ces hallucinations soudaines et fantasmagoriques.
– Les fantômes, ça n’existe pas…
De retour dans sa chambre, il regarda par terre, mais ni les cadres ni sa figurine ne s’y trouvaient. Tout était à sa place. La température, elle aussi, était redevenue normale. Il n’y avait pas de givre sur les vitres. Julian, alors, ricana, quoique plus si sûr de lui, en vérité !
Sa douleur à l’épaule l’éprouva de nouveau, toujours sans prévenir, mais un peu plus violente, cette fois… Il grimaça.
– Ça ne va pas recommencer…
Lien vers mon roman :
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