"Et les vieux dans tout ça", un texte en 4 parties signé Carine-Laure Desguin... Part 1
Et les vieux dans tout ça ( 1 )
Un type qui a des idées, j’aime ça. Fred, je le connais depuis, depuis combien de temps déjà ? Il me semble que je l’ai toujours connu ce Fred, voilà, c’est ça, je l’ai toujours connu. Et Fred, il a des idées plein les poches, les poches de son froque, les poches de son blouson, toutes ses poches quoi, et si son aquarium avait des poches, Fred aurait des idées dans les poches de son aquarium. Fred, c’est le magicien des idées et moi, un type qui a des idées, j’aime ça. S’il s’agit de Fred Vilain, celui qui, celui que… ? Oui, il s’agit de ce Fred-là, celui-là, c’est bien ça, oui, celui-là. Bah non, il n’est pas fou, il a des idées, voilà tout.
Fred, il m’a raconté tout de cette idée de génie, celle qui est devenue une réalité. Tu dois rien zapper, m’a-t-il dit, rien du tout. Tu promets ? Comment ? Fred ne peut pas écrire ses idées ? Écrire, oui, bien sûr qu’il peut écrire, mais disons que pour le moment, Fred est occupé. Il pense, il a des idées. Alors voilà, l’histoire de cette idée qui est devenue réalité, c’est moi qui l’écris. Aujourd’hui je me dis que, tout bien réfléchi, j’étais là, j’étais vraiment là. Les pleurs de la vendeuse blondasse, ils me chahutent encore les oreilles et pour le tirage au sort, les petits morceaux de papier avec des noms inscrits dessus, je les ai vus, oui, je les ai vus. Les petits morceaux de papier pour le tirage au sort, oui, c’est bien ça. Les jours suivants, j’étais là au milieu de la foule, devant le dôme, ça, c’est vrai, j’étais là. Et tous ces gens, je les ai entendus, oui, je les ai entendus. Bordel, ça valait le coup d’écouter leurs éclats de voix. Du vrai purin. Je vous le dis, du vrai purin.
Jamais Fred Vilain n’aurait imaginé que son idée provoquerait autant de vagues. Des vagues de contestations, vous comprenez. De nos jours, les gens ne sont contents de rien. Bah oui, de violents mouvements de foule secouent Charleroi depuis l’annonce de, de, de.... Y’a les coups de gueule de l’un ou l’autre politique jaloux de l’idée géniale de Fred, et ceux des opposants aux afficionados de la Ligue des Droits de l’homme. Y’a les responsables religieux (toutes religions confondues) qui élèvent la voix pour lancer des mots comme honte, irrespect, etc. Toutes les bonnes consciences, quoi. Voilà, les pièces sont posées, je commence le récit. Au présent de l’indicatif, vous serez donc aspiré dans l’histoire jusque dans le le le…, j’en dis pas plus.
Non, vraiment, Fred Vilain ne comprend plus rien. Entassé dans son vieux fauteuil recouvert de poils de chats (Fred aime tous les humains mais aussi tous les animaux), il sirote une tasse de café refroidi. Il regarde sans vraiment la voir cette tasse jaune vintage avec inscrites dessus, en lettres bleu marine, le mot Banania. Et le visage de cet Africain lui sourit. Pour un peu Fred lui demanderait bien ce qu’il désire boire ou manger, à cet Africain. Quand même, Fred, n’exagère pas, inutile de pousser ton humanisme jusque-là ! La gentillesse pose ses limites, parfois. Et puis, Fred est conscient que pour l’Humanité entière, il a donné. À cause de son idée, vous avez deviné. Pour lui, cette idée, c’est une idée de génie qui pour une fois colle aussi bien aux amoureux de l’Art qu’au très hermétique monde médical. Et ne nions rien, il y a tous ces petits plus qui ne sont pas négligeables. Les caisses de la ville se renflouent (mais ça, Fred n’y avait vraiment pas songé, mais alors vraiment pas) puisque les touristes commencent à remplir les hôtels, les personnes âgées voire très âgées sont mises à l’honneur et pas reléguées aux calendes grecques, et les infirmières ainsi que tous les autres prestataires de soin ne bossent plus dans l’ombre mais en pleine lumière. Tout devient donc transparent. Alléluia. D’ailleurs, quelques jours avant l’inauguration, Fred fut reçu comme un roi par le bourgmestre et son collège échevinal avec champagne brut de brut et tout le tralala dans la grande salle du premier étage, celle au parquet ciré et aux épaisses tentures de velours rouge lourdes d’évènements grandioses et autres festivités glauquesques (un adjectif qui vient de naître). Une salle réservée aux invités d’honneur, aux VIP qui contribuent au rayonnement de ce putain de Pays Noir aux quatre coins de la planète.
Alors Fred ne comprend pas. Les gens sont donc tellement ingrats. Ils râlent quand la machine remplace l’humain. Et voici un projet qui met l’humain au cœur du système et les manifs succèdent aux manifs. Savent-ils pourquoi au juste ils manifestent ? Déambulent-ils dans la ville pour le plaisir de contester ? Parce que les premiers rayons du soleil sont propices à la balade et qu’il faut sortir la famille et les petits animaux ? Parce que les journalistes sont là, brandissant leurs caméras, alors, on n’sait jamais, on pourrait être filmé et puis alors frimer devant les voisins ?
Sur la place du Manège, les travaux ont commencé depuis plusieurs semaines. C’est juste après le carnaval que les grues et les pelleteuses sont apparues, les confettis s’agglutinaient encore entre les pavés et les plus innocents pensaient que ces monstres étaient là juste pour ça, pour extraire les confettis d’entre les pavés. Vous vous rendez compte clamaient-ils ? Les politiques sont fous ! Ils galvaudent notre pognon ! Vous avez vu ces bulldozers ? Tout ça pour enlever les confettis d’entre les pavés !
Depuis, des émeutes surviennent presque chaque jour et des dizaines de policiers protègent les ouvriers et leurs matériaux. Malgré tout ce brouhaha dans son quartier, quand il rive ses yeux au-delà de sa tasse de café refroidi, Fred est content. Son idée devient une réalité. Enfin des monticules de poésies seront visibles par tous, sans aucune discrimination. Les artistes du monde entier salueront cette œuvre magistrale. L’Art pour le bien de tous ! L’Art au service de tous ! L’humain au cœur même de l’Art ! Bien sûr, il est prévu que pour les visiteurs, ceux qui veulent rentrer au sein même du site afin de pouvoir respirer tout ça à pleins poumons, les vieilles chairs, les humeurs nauséabondes et les évaporations des matières fécales et urinaires, une modeste entrée sera demandée. On ne peut pas respirer gratos cet amas de déjections corporelles. Un euro. Qu’est-ce qu’un euro de nos jours ? Pour tous les autres, ceux qui seront assis en rangs d’oignons sur les gradins installés en hémicycles concentrés tout autour du site, ce sera gratos. Du moins, pendant les premiers mois. Par la suite, les autorités trancheront, payer, pas payer, cela dépendra du succès de la manœuvre.
Pour Fred Vilain, tout cela semble limpide comme de l’eau de roche. Qu’importe les manifs, les grues, les euros. Son idée devient, voilà. Et pour Phil, la mère de Fred, c’est une chance. Phil vieillit, elle le sent bien, elle s’essouffle à chaque fois qu’elle remonte à pied, tirant son caddie à carreaux jaunes rouges et noirs (signe d’une grande belgitude), avec grande peine la rue de la Montagne vers son quartier chéri, celui de la ville haute. Et cette perspective, celle de savoir qu’elle pourrait un jour prochain s’installer sous ce, sous ce… sous ce dôme la remplit d’une joie indescriptible. Alors, Phil ne comprend pas, mais alors vraiment pas, lorsque chez Sandra, la coiffeuse, elle entend des chuchotements, des bribes de mots à peine perceptibles qu’elle devine quand même. C’est la mère de ce Fred Vilain, c’est la mère de ce Fred Vilain, ce Fred Vilain, vous savez, celui qui, celui que…
Les premiers jours, elle se redresse et sourit à toutes ces femmes, elle pense que c’est un honneur. Et puis, elle déchante lorsqu’une apprentie lui rase le crâne et s’exclame : Voilà, vous qui aimez l’exposition des chairs, les rides de votre crâne sont bien plus visibles de cette manière, voyez comme ces sillons sont jolis, et si vous voulez, je vous installe une loupe en guise de parapluie et toutes ces rides seront grossies dix mille fois, ça vous convient comme ça ? Là, Phil ne capte pas du tout le pourquoi de cette contestation. Mais alors là, vraiment pas. Les gens sont donc ingrats. Et incultes avec ça ! Ils clament aimer l’Art et vouloir déposer l’humain à l’épicentre d’un tout, et ils ventilent de l’hostilité aux premiers sursauts d’une poésie mille fois plus humaine que celle reconnue jusqu’à présent. Une poésie qui ondule de mouvements perpétuels ! Une poésie réinventée ! Avec des tentacules vers tous les autres arts, la photographie, la peinture, la littérature ! Un must ! Du jamais vu ! Du multidisciplinaire, pour reprendre une expression très mode. Et en bonus, l’humain au cœur du sujet ! Phil décide alors de narguer l’opinion publique et sur le dos de tous ses manteaux, vestes et gilets, elle coud cette phrase : Je suis la mère de Fred Vilain. Bien fait pour tous ceux qui lisent sur le dos des autres.
Place du Manège, un dôme s’érige, l’idée de Fred Vilain. Phil se réjouit. L’idée de son fils sera réelle, très bientôt. Des guerres de mots sont déclarées, qu’importe. Des vagues de chair humaine s’insurgent et se soulèvent, qu’importe. L’art, c’est l’art. Tout est poésie lorsqu’on regarde les choses de la vie avec les yeux du poète. Et Fred Vilain, c’est un poète, un vrai, un grand. Phil en est intimement persuadée. Et elle ne dit pas ça parce que Fred Vilain est son fils, non. Déjà tout petit, Fred prenait soin des vieilles chairs presque mortes, ou mortes. Phil se souvient très bien de cet oiseau aux ailes bleues retrouvé entre les muscaris et les jonquilles dans le parc Reine Astrid. Fred avait ramassé l’oiseau aux ailes bleues dont les yeux, deux perles vitreuses, viraient à vive allure vers la nécrose. Et, une fois rentré, Fred n’avait fait ni une ni deux : dans le dictionnaire, il avait cherché le mot empaillé.
Fred, tu crois pas qu’un nouveau costume, pour l’occasion ?
Pour l’occasion, m’man, quelle occasion ?
Dans deux jours, c’est l’inauguration, tu sais bien ! On ne parle que de ça !
Ah oui, l’inauguration. Oui, c’est une bonne idée ça, un nouveau costume. Une nouvelle chemise. Et un nœud pap ou une cravate, m’man, tu préfères quoi ?
À suivre …
Carine-Laure Desguin