Joe Valeska nous propose Erzsébet (part. 1), un extrait de "Contes épouvantables et Fables fantastiques 1"
– Mille fois, j’ai cru le tuer. Mille fois, j’ai pensé l’avoir, lui, l’ennemi implacable. J’ai vendu mon âme à ce démon, dans le désert, et j’ai sacrifié des enfants. Je me suis lavée dans leur sang… Rien n’y fait, je me meurs ! Ô temps, pourquoi tant de cruauté ? Une ride, ici. Une autre, là. Mon teint s’affadit, ma fraîcheur s’en va. Je savais mes actes ignobles, mais… comprenez-moi !
Un raclement de gorge lointain se fit entendre.
– Qui se permet ? s’écria Erzsébet, exaspérée d’avoir été interrompue en plein milieu de son monologue quelque peu théâtral. Parlez ! Qui va là ? répéta-t-elle d’une voix impérieuse. Est-ce toi ?
Un froid presque polaire s’installa brusquement dans la pièce, toute ronde et remplie de vieilleries superflues : des étoffes défraîchies jetées au hasard, des fragments de parchemins illisibles, jaunis et abandonnés çà et là, ou encore des dizaines de bocaux contenant des animaux de petite taille, des cœurs, des fœtus, des yeux et Dieu seul sait quoi d’autre…
Cette pièce, autrefois secrète, se trouvait au faîte de la plus haute tour du château d’Erzsébet. Un château sinistre entièrement cerné de bois épineux et de brumes éternelles. Y pénétrer était impossible. Seule la maîtresse des lieux se souvenait de l’unique chemin sûr. Elle seule, car, dans ce château, elle était depuis longtemps la résidante exclusive. Ou presque.
– Quel est l’objet de ton tourment, ma reine ?
Erzsébet esquissa un sourire pour le moins affecté. Elle tourna la tête lentement, puis son corps suivit. D’un pas assuré, elle alla écarter deux rideaux couleur rouge sang qui masquaient un miroir suspendu. C’était de ce remarquable objet ciselé, tout en or, que s’était élevée la voix solennelle.
– Miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure ? demanda Erzsébet.
– Célèbre est ta beauté, Majesté. Pourtant…
– Pourtant !?! se récria la femme, terriblement offensée.
– Mais je ne puis dire que la vérité, ô reine ! Et tous tes sacrifices n’y changeront rien, je le crains, car le temps ne saurait être repoussé et repoussé encore.
Erzsébet se figea. Pourquoi, après tout, faire mine d’être indignée ? Ce que lui rapportait son miroir, elle le savait pertinemment – se baigner dans le sang des innocents était devenu parfaitement inutile. Les rides du front, les rides du lion, les pattes-d’oie, les plis du cou… Nous avons beau tricher, le temps toujours nous rattrape ! Erzsébet approchait la cinquantaine, et ses rituels barbares ne servaient plus à rien.
C’était une très belle femme, pourtant, mais plus une femme jeune. Cela, elle ne le tolérerait jamais. Non, jamais !
– Que me conseilles-tu, alors !?! Bientôt, il n’y aura plus assez d’enfants dans le village voisin. J’ai dû me résoudre à sacrifier mes propres serviteurs… Les bains de sang ne marchent plus, et ce maudit château est vide. Vide !
– Il y a peut-être quelque chose à faire, Majesté… dit le miroir. Quelque chose d’épouvantable, oui.
– Quelque chose d’épouvantable ? Quoi donc ? Parle !
– Il y a une jeune fille, au fin fond de la forêt. Une jeune fille sage… Toujours de rouge, elle est vêtue.
– Et après ?… Explique-toi !
– Cette enfant est l’archétype même de l’innocence, ô ma reine. Peut-être que son sang te permettrait de rester belle et fraîche jusqu’à l’échéance. Peut-être, oui… Car c’est bien ce que ton cœur désire plus que tout au monde… N’est-il point vrai, Erzsébet ?
– Oui, persifla la femme. Oui… Où trouver cette enfant ? Montre-moi ! Montre-moi, miroir magique ! Vite !!!
La surface du verre poli commença à se brouiller. Une image se dessina, se faisant plus nette, peu à peu.
– Ici… dit la voix dans le miroir. Et tu le connais, cet endroit, Majesté. Tu le connais très bien…
– Plus que bien, en effet… acquiesça Erzsébet. C’est en plein cœur de la forêt, tout près de la maisonnette où vivait mère-grand. Je n’étais encore qu’une toute petite fille quand le Dragon a surgi. (Elle s’arrêta un instant, comme si elle se retrouvait prisonnière du passé.) Le Diable ! explosa-t-elle tout à coup.
– Que comptes-tu faire, ma reine ?
– Je te l’ai dit ! Les bains de sang ne marchent plus, et le contrat arrive à échéance. Il est plus que temps !
– Temps pour faire quoi ? Si je puis me permettre.
– Pour faire quoi ? Mais pour renégocier avec le démon, pauvre fou ! Et maintenant, transporte-moi !
Erzsébet effleura le verre. Aussitôt, elle fut aspirée à l’intérieur de son miroir magique.
Il faisait noir – difficile de distinguer la moindre petite créature dans cette purée de pois –, il faisait froid. Mais pas plus froid que dans la pièce glaciale d’où elle venait, en vérité. Elle se retourna. La fine couche de tain du miroir semblait onduler, comme la surface de la mer quand elle n’est que peu agitée.
– M’entends-tu, miroir magique ? hésita-t-elle. Miroir ?
Mais c’est une autre voix qui lui répondit.
– Erzsébet… Erzsébet !
Bien des années auparavant, elle l’avait déjà entendue, cette voix. Elle ne s’était nullement altérée. C’était toujours la même, étrange, profonde et séductrice. Elle l’aurait reconnue entre mille, avec l’assurance de ne point se tromper.
En moins d’une minute, l’endroit devint plus clair. Ce n’était pas la pièce derrière le miroir – la pièce inversée –, mais était-ce la pièce d’un quelconque château, d’ailleurs ? Quel était ce décor fantasmagorique ? Elle ne connaissait pas ce lieu. Quand le pacte fut conclu, ce n’était pas ici, mais en plein désert. Ici, Erzsébet se tenait sur un damier gigantesque, lequel était gravé sur la souche d’un arbre gigantesque – un séquoia, probablement. C’était tout ce qu’elle pouvait voir. C’était tout ce qui n’était pas enténébré – les murs, s’il y avait des murs, restaient invisibles à ses yeux. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, il n’y avait que du brouillard. Et un amas vaporeux et opaque au zénith.
À l’autre bout de l’échiquier, assis sur un trône en bois sculpté entremêlé d’ossements d’animaux, souriait le roi. Deux boucs l’entouraient, et il caressait leur tête.
– Erzsébet, reprit-il. Que viens-tu faire dans mon antre ? Que viens-tu faire… déjà dans mon antre, devrais-je dire ? (Il se mit à ricaner.)
– Je vous reconnais, dit-elle, ne cillant point. Vous êtes le même que dans mes souvenirs. Exactement le même monstre, sans vouloir être offensante.
Comme par magie, l’être disparut, puis se matérialisa devant l’intruse à l’ironie bien mal placée. Elle n’eut aucun sursaut. Avec tous les crimes odieux qu’elle avait commis, il lui en faudrait beaucoup plus pour être intimidée. Beaucoup, beaucoup plus…
– Monstre !?! Mais, de nous deux, c’est toi, Erzsébet, le véritable monstre… Alors, que se passe-t-il ? Tu n’es pas satisfaite de mon cadeau ? Serait-ce la raison de ta présence en ces lieux ? s’enquit le sinistre personnage aux cheveux noirs, aux pupilles de chat et à la peau cramoisie. (Il était, néanmoins, très étrangement séduisant.)
– Les bains de sang, ils ne m’apportent plus la jeunesse ! clama Erzsébet. Ils ne me servent plus à rien… Aidez-moi, je vous en prie. J’ai besoin de plus !
– De plus ? Mais notre pacte était clair, ma douce… Une dizaine d’années à rester fraîche, grâce au sang. Et l’heure de me céder ton âme immortelle approche à pas de géant. Tic-tac… Tic-tac… Tic-tac !
– Mais je veux rester jeune ! Et je veux rester belle !
– Et à quoi te servira la beauté ? De quelque façon que ce soit, tu rejoindras bientôt ma merveilleuse collection d’âmes humaines !
Erzsébet n’entendait rien. Il lui restait quelques semaines avant de perdre son âme – elle ne faisait que réclamer son dû !
– À moins d’avoir mal compris les termes de notre pacte, ne m’aviez-vous pas promis jeunesse et beauté dix années durant ?
– C’est vrai… marmonna la créature sur un ton empreint d’exaspération. Et ?…
– Et trouvez-vous réellement que j’ai l’air jeune !?! J’ai droit à mes dernières semaines ! J’y ai droit ! Faites quelque chose, je vous en conjure.
– Ah ! La grande, la vaniteuse Erzsébet qui demande à genoux l’aide d’Azazel. Soit ! Qu’attends-tu exactement de moi ? demanda le démon. Mais ne quémande surtout pas une année de plus ou je te transforme en bouc sur-le-champ ! Ainsi, tous tes ridicules petits problèmes seraient résolus.
– Eh bien, il y a, paraît-il, une enfant, dans la forêt. On dit qu’elle serait l’innocence incarnée, répondit-elle. Le sang, sur ma peau, n’aura aucun effet régénérateur, mais si je pouvais me métamorphoser… Si je pouvais la manger !
Le démon, devinant déjà ce qu’il allait accomplir, éclata de rire. Ses yeux de chat se mirent à étinceler. Il se sentait d’humeur à accomplir le plus tordu des miracles. Ce serait son chef-d’œuvre. Son maître serait satisfait.
– Ce que tu me demandes est un brin abscons… mais je pense pouvoir improviser un petit quelque chose.
Après avoir murmuré : « À bientôt, très chère ! » sur un ton goguenard, le démon claqua des doigts, et Erzsébet se retrouva aussitôt dans la forêt, à quelques mètres à peine de l’ancienne maison de feu sa mère-grand.
Curieusement, l’endroit était resté coquet. Comme dans ses souvenirs – enfouis au plus profond, sous une épaisse couche d’amertume et de cruauté –, c’était vert, très fleuri, avec des arbres majestueux qui semblaient caresser le ciel. Sur leurs branches, il y avait des oiseaux multicolores qui gazouillaient. Des animaux mignons gambadaient de-ci de-là, gaiement, comme pour célébrer la splendeur de la vie.
Joe Valeska