Un texte signé Carine-Laure Desguin dans la Revue Aura !
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Jusqu’au dixième étage
L’adjointe à la direction m’a remis les documents. Je devais cocher une seule case, et la bonne case hein, ah ah ah, signer tout en bas de la page numéro 5 et de préférence je devais utiliser la même signature que celle figurant sur mon contrat de travail, ah ah ah. Ceci était un document de la plus haute importance d’après un mail ministériel envoyé ce matin dans toutes les résidences pour personnes âgées, ah ah ah. Ensuite je devais déposer cette page signée dans la boîte aux lettres de la direction. Ou encore la numériser et l’envoyer par mail, à la direction bien sûr. Pas de ah ah ah. Et surveiller si un mail de réception me parvenait car dans le cas contraire je devais recommencer l’opération. Tout cela après avoir pris connaissance du contenu de toutes les pages qui exposait dans un langage très compréhensible, ah ah ah, tous les bienfaits de ce vaccin qui combattrait cette Covid-19. Le personnel soignant était prioritaire pour recevoir dans les plus brefs délais les deux doses dudit vaccin et c’était une chance, je devais bien comprendre ça, une chance. Nous étions donc des élus, ah ah ah. Mais nous faisions ce que nous voulions, bien sûr. Notre pays est une démocratie, quand même. Le citoyen est libre. J’ai coché la case située devant la phrase je refuse ce vaccin. La semaine suivante, j’ai appris que j’étais la seule parmi les soignants à avoir coché cette case. Et pourtant, lors des pauses, personne ne l’aurait acceptée, cette vaccination. Tout le monde s’était insurgé. Nous ne sommes pas des cobayes, et puis quoi encore ? Ils ont fait crever des milliers de vieux et à présent on veut assassiner le personnel ! Basta ! Fuck ! C’est une honte ! Et ça, cette manipulation, les gens l’applaudiront aussi ? Et de plus, les doses ne sont pas des unidoses, tu te rends compte quel foutoir si tu tombes sur une infi qui n’est pas capable de diviser dix par cinq ? Non non et non ! Fuck à ce vaccin ! Tout ça, je l’ai entendu, je me le rappelle très bien. Le jour des premières vaccinations, je suis la seule à ne pas aller tendre le bras afin de recevoir l’injection. Tous les autres membres du personnel ont accepté les deux doses à vingt et un jour d’intervalle. De suite, j’ai été fichée. Dans cet établissement pour personnes âgées (qui comprenait aussi des patients en soins palliatifs, des patients déments bref des patients pour qui il n’y avait pas de place ailleurs), j’étais la seule à avoir refusé ce vaccin. Et donc, les conséquences n’ont pas traîné à survenir. Durant mon service, je devais prendre chaque heure ma température. Afin que je n’oublie pas cette corvée, mon deck vibrait à l’heure dite. On a accroché sous mon badge d’identification épinglé sur mon uniforme à hauteur du sein gauche une caméra. Oui, une caméra. Pour contrôler chacun de mes pas, surveiller le nombre de fois que je me lavais les mains, et puis aussi tous mes autres gestes. Mes collègues m’évitaient, elles ne s’approchaient plus de moi, elles maintenaient une distance deux fois supérieure à la distance normale. Elles ne partageaient plus leur pause avec moi. D’office, j’étais contrainte à ne rentrer que dans les chambres de patients covidiens. Tout le monde a fait bloc contre moi. À partir de ce moment-là, chacun de mes avis ne comptaient que pour du vent. J’étais devenue celle qui avait refusé le vaccin. Par extension, j’étais celle qui refusait de prendre soin de l’autre et j’étais donc celle qui refilerait aux autres (membres du personnel ou résidents), cette merde de Covid-19. La pression a atteint son comble lorsque le bruit a couru parmi les résidents non contaminés que j’avais refusé le vaccin. J’étais devenue leur ennemie, celle qui pouvait les infecter et faire de leurs derniers jours des jours de supplice coincés entre deux draps et un respirateur qui pendouillerait au bout de leurs lèvres. Chaque semaine j’étais testée et chaque semaine j’étais négative. Cela importait peu. Il était connu que la fiabilité des tests n’était pas de cent pour cent. J’étais donc peut-être positive asymptomatique. J’étais priée de ne pas me trouver dans le vestiaire en même temps que les autres. Pour tout, j’étais décalée, les pauses, et aussi pour le travail effectué à l’ordinateur. Je devais encoder mes soins après l’encodage de mes collègues. Et là aussi, on boycottait mon travail. Je me suis aperçue que des soins encodés la veille ne portaient aucune signature, j’étais donc en infraction. La cheffe de service, qui déjà ne supportait pas que je publie sur mon blog des textes pourtant littéraires mais dans lesquels sont glissés des problèmes sociétaux, par une astuce informatique avait accès à ma session et effaçait certaines de mes signatures numériques. Tous ces faux manquements, on me les foutait sous le nez. Du coup, mon travail administratif me prenait deux fois plus de temps car tout ce que j’encodais, je le photographiais afin de pouvoir prouver que mon travail était réalisé avec sérieux et professionnalisme. Et lorsque l’équipe suivante se pointait, j’étais toujours scotchée devant un des ordinateurs. Il m’a donc été signifié que je perturbais le service tout entier. D’autant plus qu’une collègue avait informé la direction qu’elle m’avait vue quitter la salle des ordis sans désinfecter au préalable la machine. Et cela était inconcevable vu que j’étais peut-être positive asymptomatique. Le lendemain, une autre de mes collègues m’a vue éternuer deux fois de suite. C’était suspect. Neuf résidents furent mis en quarantaine car ils présentaient des symptômes, température, céphalées, toux. Tout le personnel a cité mon nom. Je ne présentais pourtant aucune hyperthermie, ni aucun autre symptôme. Mais mon refus devant cette vaccination bousculait l’équipe entière et les résidents. J’ai alors décidé de m’isoler afin de faire le point au sujet de tout ça. Je suis rentrée chez moi, au dixième étage de la tour Centre Europe, place Buisset à Charleroi. Rester là, surélevée, en plein centre-ville me paraissait être l’endroit idéal pour réfléchir à l’absurdité de cette situation. Le soir, l’éclairage du réseau routier qui surplombait la ville clignotait de partout, la vue était grandiose. Les fenêtres de mon appart avaient vue plongeante sur la gare et je ferais donc partie du monde, malgré tout.
Sur la porte, stupéfaction, des mots ignobles peints en rouge vif et en lettres capitales : FUCK À LA NON-VACCINÉE.
Texte paru dans la revue littéraire AURA 109, été 2021