Micheline Boland nous propose un texte "Le Pont"

Publié le par christine brunet /aloys

LE PONT

 

Chez mes parents, il y a un tableau dans le living. L'œuvre, une aquarelle, représente à l'avant plan un petit pont en bois qui enjambe un ruisselet et conduit à un endroit boisé. Il ne s'agit pas d'une œuvre impressionniste ou plus ou moins abstraite, mais plutôt d'une œuvre réaliste. Y sont représentés de hauts arbres, des feuillages ainsi que des branches dénudées. Les couleurs sont assez chaudes. En fermant les yeux, il me semble que j'entends un léger craquement tandis que je m'imagine parcourir le pont avec mon amoureux. Ce paysage, j'ai appris à le connaître depuis peu. Il ne m'est devenu familier que depuis ma rencontre avec Christopher à une soirée d'anniversaire. C'est là que Christopher et moi nous promenons souvent main dans la main en bavardant et apprenant ainsi à nous connaître. Un chemin s'y faufile entre les feuillus. De temps à autre, nous y croisons un couple de tourtereaux, nous y rencontrons des gosses qui jouent à cache-cache ou des gens promenant leur chien. 

J'ai toujours envisagé que cette aquarelle était une œuvre de François un ami d'enfance de mon père, mais aujourd'hui, je me dis que ce n'est peut-être qu'une déduction erronée. Comment François qui habite une autre région aurait-il pu, en effet, connaître ce coin ?  

Mes parents et moi prenons un café après le repas du soir. Mon père lit son journal, ma mère fume sa cigarette quotidienne. Mon regard s'attarde sur le tableau accroché face à moi. Ma mère s'en étonne et s'en amuse. Elle sourit : "Qu'est-ce que tu as à regarder ainsi ce tableau ? Tu donnes l'impression de ne l'avoir jamais vu…."

Je réponds simplement : "Je me demandais qui l'avait peint…"

"Bonne question ! C'est une des rares œuvres de ton père… C'est là que je l'emmenais quand nous nous sommes connus… Et figure-toi que c'est aussi là-bas que ma mère et mon père se promenaient quand ils étaient jeunes, que ton oncle Pierre entraînait Monique, ta tante, avant leur mariage…C'est un endroit particulier pour la famille, un lieu qui lui porte bonheur… Historiquement une partie du petit bois appartenait d'ailleurs à la famille, puis l'administration communale a exproprié cette partie afin de construire des habitations sociales. C'est ce qu'on m'a raconté. C'est peut-être pour cette raison, que nous y sommes attachés. Quand tu étais gamine, on t'y conduisait volontiers… Tu y jouais à l'abri du danger, tu ne risquais guère de t'y perdre, car tu étais une enfant prudente."

Le temps file… Je me rends de loin en loin chez mes parents. Quand je vois un arbre, la peinture du living se rappelle à moi. Un petit bois c'est beau, ça passe les décennies en conservant son charme, c'est habillé d'une magie qui traverse les saisons de manière agréable. 

Le temps file et mon père participe à une exposition de peintures organisée à l'occasion de la rénovation du centre culturel. Il y présente l'aquarelle du living ainsi que des fusains mettant en scène l'église, la place communale et le vieux puits.  

Je crois que j'aurais pu aimer à jamais ce petit bois s'il n'y avait eu le fait-divers qui vient de le mettre en évidence à la une de journaux. Un homme installé depuis peu dans la localité s'y est pendu suite à une faillite suivie d'une rupture amoureuse. C'est un couple qui se baladait avec son vieux toutou qui avait fait la découverte. Un journaliste, qui a interviewé des proches  de cet homme, suggère que c'est en voyant l'œuvre de mon père qu'il avait eu l'idée d'aller visiter le petit bois, puis quelques semaines plus tard de s'y rendre pour mettre fin à ses jours plutôt que d'avaler des cachets comme il l'avait évoqué de manière désinvolte à la fin d'un repas trop bien arrosé… 

Un jour, peut-être arriverai-je de nouveau à apprécier le petit bois et à y savourer l'instant présent ? Ne pourrait-il suffire d'y vivre un bonheur tout chaud pour enfermer la tragédie dans la boîte aux oublis ?

 

Micheline Boland

 

Publié dans Textes

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J
Très joli texte mélancolique, Micheline. Très belle plume. Merci...
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M
Merci Joe.
C
Je ne reçois plus la newsletter. Et quand je veux me réabonner, "oups, une erreur est survenue, et blablabla". Et ce depuis plusieurs jours.
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P
J'ai plein de problèmes, malheureusement, avec ce blog. Je passe donc et ne commente quasiment plus.
C
Oui oui, enfermons tout cela, et n'ouvrons pas le couvercle de la boîte. Allons nous promener au bois ...
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M
A chacun sa stratégie...