"Bumba le brouteur", une nouvelle signée Edmée de Xhavée
Bumba le brouteur
C’est qu’il est toujours si joyeux, Bumba. Le meilleur brouteur de son équipe, il a même été augmenté : désormais son pourcentage est passé de 3% à 6%. Joséphine, son épouse aux formes tressaillantes et au merveilleux sourire a couru acheter de nouveaux boubous pour eux tous, elle, lui et les trois petits coquins dodus que le Seigneur leur a accordés.
Il s’avance, fier et pimpant dans ses sandalettes de plastique vert fluo, vers le bureau. Dans, tenez-vous bien, la rue principale. Sibèrre Cafè. Tenu par Boubacar, un type qui ira loin. Mama Baobab, qui gère l’équipe avec toute la majesté de ses opulences à peine contenues dans le boubou, est si fière de lui : toujours à l’heure, le petit Bumba. « Tu prends l’ordi numéro 3, De Gaulle vient de finir son tour, je crois qu’il arrive au niveau « lancer la sagaie » avec la grosse belge, et vient d’entamer le niveau « oh la belle dame que voilà » avec une nouvelle, une Française je crois. Très vilaine. ».
Bumba s’installe, dégage quelques miettes du clavier, crache sur un coin de son boubou pour enlever des pattes ou ailes d’insectes collés sur l’écran. Voyons, voyons… Ah voici son profil, Pierre-Philippe Marbaise, 47 ans, veuf, trois chats adorés, une fille mannequin à la Réunion. Musclé, glabre, yeux bleus et cheveux blonds plutôt longs. Président d’une grosse société de publicité. La grosse belge, une certaine Armande, est en ligne. Il lit les derniers échanges entre elle et De Gaulle, pour continuer avec à propos. « Pardonne-moi ma beauté, j’ai dû prendre un appel urgent dans la salle de réunions, je suis tout à toi ! Tu disais donc, avec tes pilules pour maigrir ?... » « Rien d’inquiétant, Pi-Fi chéri ? Ce coup de fil, veux-je dire… ? » « Oh ne te tracasse pas pour moi ma douce Armange, les ennuis, ça me connaît, et encore plus les solutions ! »
Il se déplace rapidement sur le compte de la Française, Octavie, en effet assez moche… Comment ose-t-elle ne serait-ce que croire qu’un beau type comme Pierre-Philippe s’intéresserait à elle ? Quel culot !!! « Pardonnez-moi Octavie, j’ai dû répondre à un appel de ma fille, et vous savez ce que c’est, un père ne résiste pas à sa fille, surtout quand elle est le portrait tout craché de sa chère épouse décédée ». Octavie a elle aussi perdu son mari il y a six ans, et affirme que chez elle, c’est son fils qui ressemble au cher disparu – grâce au ciel, pense Bumba, il ne ressemble pas à sa maman.
Il reviendra ainsi pendant 4 heures, d’Armande à Octavie, ma foi assez content qu’elles l’imaginent sous les traits de Pierre-Philippe. Après tout, il y va aussi de sa fidélité à Joséphine, ce que fait Pierre-Philippe n’est que business, lui, il n’aime que Joséphine ! Il est arrivé à obtenir d’Armande un timide 500 euros (des cacahuètes pour lui, mais voilà, le site en ligne de sa banque était bloqué, on y travaillait bien sûr, mais cette somme servait à sa fille qui avait comme toujours un découvert et venait de provoquer un petit accident de la route). Bien entendu le remboursement n’arriverait pas, la banque aurait fait une erreur, et puis sa fille aurait été massacrée de coups par l’autre automobiliste dont l’enfant aurait perdu la jambe dans l’accident et par un odieux concours de circonstances, la finance ferait une descente dans son agence – cool, Armange, je suis droit dans mes bottes –bloquerait les comptes sur une dénonciation mensongère d’un rival en affaires. L’estocade finale avançait, De Gaulle n’était qu’un débutant et n’avait pas encore droit à terminer une affaire, ce soin lui est toujours laissé.
Quant à Octavie-la-moche, elle l’endormira à moitié avec le récit de ses querelles de voisinage, et l’épouse du fils adoré qui lui manque de respect. Il se montre compréhensif, à l’écoute (oui, il a sa musique enfoncée dans les oreilles et se laisse aller à se dandiner sur sa chaise de plastique pleine de brûlures de cigarettes, parfois même un baaaaaaaby-baaaaby retentit et Boubacar et Mama Baobab s’échangent un regard plein de sourires). Il ira loin, ce petit…. Octavie termine la session en lui envoyant une photo de sa bouche mimant un baiser (on dirait un mérou, il est à deux doigts d’avoir peur), et lui affirmant que jamais on ne l’a comprise comme lui.
Pendant les 4 heures suivantes – le décalage horaire jouant alors en sa faveur - il sera John-Leander McPherney, un noir plus beau que permis, divorcé, sans enfants, professeur de philosophie à NYU et Yale. Là, il a toutes les répliques préparées en anglais, pour continuer les préliminaires à « alouette, gentille alouette, alouette je te plumerai » avec Cindy-Lou, en Caroline du Nord, vieille fille noire aux dents de rat musqué (couleur orange comprise) et Rahnay, du Michigan, serveuse au KFC du coin, jolie silhouette mais pas trop futée, ça se comprend sans avoir fait polytechnique. A coups de Honey, Sweetie, Pumpkin, il avance avec adresse dans son plan de carrière. Devenir le bras droit de Mama Baobab, acheter de jolis sacs à dos pour l’école à ses petits gredins, faire des murs de briques pour sa maison de tôle et contreplaqué.
Le soir tombe quand il prend la rue en sens inverse, heureux et fier d’avoir nourri sa famille, sans le moindre remord : après tout, quand il endosse la vie de Pierre-Philippe ou John-Leander, ces femmes lui font entrevoir leur existence : voiture, appartement confortable, quelques voyages, des achats de Noël, du maquillage, objets inutiles… elles ont tout, tellement plus que Joséphine et lui. Elles ne le sentiront pas passer…
EDMEE DE XHAVEE