Extrait I de Meurtres Surnaturels, volume II : La Chute de Julian Kolovos Par Joe Valeska
– Je te souhaite une bonne nuit, frérot, dit Julian. Ne t’inquiète surtout pas… C’est un très vieux château, et il y a des bruits, parfois, au beau milieu de la nuit. Nous, nous y sommes habitués, mais ça peut évidemment surprendre.
– Je n’ai pas peur des fantômes. Ne t’inquiète pas, toi non plus… badina Adam. Sur ce, bonne nuit, d’Ju’. See you tomorrow !
Quand Adam eut refermé la porte de sa chambre, Julian fit marche arrière, redescendit les marches de l’escalier quatre à quatre et se dirigea, illico presto, vers le vestibule. Là, il poussa une porte relativement discrète et monta l’escalier en colimaçon de la tourelle, dont les marches avaient été taillées dans la pierre. Il se figea à mi-chemin, car une drôle de silhouette semi-transparente, indolente, le précédait. Elle montait tout doucement. Sur ses gardes, il la suivit.
Arrivée tout au sommet de l’escalier, la silhouette traversa sans peine la porte en bois qui lui faisait face. Julian, méfiant, accéléra pourtant le pas, puis tourna la poignée. Sur le chemin de ronde externe, côté façade sud, la bien étrange silhouette s’était immobilisée au beau milieu du chemin. Elle humait l’odeur d’agrumes des aiguilles du sapin pectiné qui dominait, à l’est.
Julian s’approcha et lui commanda de se retourner, ce qu’elle fit.
– Vous ? murmura-t-il. Je n’avais rien imaginé, j’en étais sûr !
Ce fantôme, il le reconnaissait. Il l’avait vu plusieurs fois, il y a quelques années. Ornella aussi, l’avait vu. Il s’était présenté sous le nom de Jiminy. Mais lorsque Daphné, quand elle tomba le masque le jour des vingt-sept ans d’Ivana, leur révéla qu’ils ingéraient des doses massives de vigabatrine, ainsi que des psychotropes et des corticoïdes, depuis de longues semaines, il avait fini par mettre les apparitions ponctuelles dudit Jiminy, comme celles de Jacobo Kolovos ou de la Mort, sur le compte des effets secondaires de ces produits.
Julian et le fantôme se rejoignirent et se scrutèrent longuement.
– Je te connais… dit le fantôme, s’exprimant d’une voix profonde. Je me souviens de ton visage.
– Je vous connais aussi, Jiminy. Pourquoi êtes-vous ici ? J’ai du mal à croire que vous êtes bien réel. Je pensais avoir tout imaginé…
– Et toi, alors ? Que fais-tu là, sur ce chemin de ronde ? demanda à son tour le fantôme. Dis-le-moi.
– Je dois protéger les miens et toutes les personnes qui vivent dans ce château, répondit Julian, sans ambages. La toiture me semblait une position stratégique. Mais je vous repose la question, Jiminy : pourquoi êtes-vous ici ? Et je ne parle pas du chemin de ronde…
– Jiminy ? réfléchit le fantôme. C’était bien mon prénom, je m’en souviens. Mon esprit était quelque peu embrumé, lors de notre première rencontre. Je m’appelle Jiminy MacCorkindale. J’étais le timonier sur le Theϊκόs Kolovos. Nous étions en l’an 1842.
– Le Theϊκόs Kolovos ?
– C’est bien ça.
– Le navire de Jacobo Kolovos ?
– Oui. Nous avons péri, je crois… Le Triangle… Aucun survivant…
– Vous m’en voyez désolé, dit Julian. Mais je…
– Une femme ! s’écria le fantôme.
– Une femme ? répéta Julian.
– Il y avait une femme, oui. Elle était rousse.
– Rousse ? frissonna Julian. Des cheveux orange…
– Rousse, en effet.
Julian posa ses mains sur la ceinture de mâchicoulis, perturbé par ce qu’il venait d’entendre. Une femme aux cheveux roux. La femme aux cheveux orange. Absurde ! Simple coïncidence ! Le fantôme parlait de l’an 1842. Nous étions le 5 août 2018.
Il se retourna prestement vers Jiminy MacCorkindale et se montra plus pressant.
– Je vous ai posé une question, Jiminy. Répondez, s’il vous plaît… Pourquoi êtes-vous ici ? Il me faut savoir.
Le fantôme le considéra un long moment, ne faisant qu’accroître l’impatience peu contenue de Julian. Son sourire affable alternait avec une expression beaucoup plus sinistre, mais non menaçante – il affichait seulement une profonde inquiétude, comme s’il redoutait d’avoir à prendre la parole, de dire ce qu’il savait, ou ce qu’il soupçonnait… La consistance incertaine de son corps spectral variait d’une quasi transparence, laissant filtrer les lumières, à une apparence humaine presque totale. L’homme, qui devait avoir dans les quarante-cinq ans à sa mort, était assez quelconque. Son visage n’avait rien d’exceptionnel. Il avait les cheveux blancs, il était grand, quelque peu bedonnant, mais la créature qu’il était devenu était assurément éblouissante. Magique…
Pourtant, l’heure n’était nullement à la pâmoison.
– Des forces obscures nous ont réveillés, lâcha le fantôme. Encore une fois… C’est à cause d’elles que les minces barrières entre le monde matériel et l’au-delà sont en train de céder.
– Nous ? fit Julian. Cela veut-il dire que vous n’êtes pas le seul ici, Jiminy ?
– À ma connaissance, je suis le seul à avoir passé la brèche… Mais d’autres sont attirés vers votre château, et leurs intentions ne sont pas des plus pures…
– Et ces forces obscures… Pouvez-vous m’en dire un peu plus ? Je dois savoir ! Je dois être prêt !
– Je crois que tu sais déjà tout ce qu’il y a à savoir, dit le fantôme. Il faut que tu fasses très attention, Julian Kolovos… Car chaque créature a son antagoniste, et ton antagoniste sera très bientôt là, j’en ai bien peur… Non ! Attends ! Je sens quelque chose… Quelque chose, oui… Ça approche ! C’est sombre ! Et ça déborde de haine.
Julian écarquillait les yeux. Son cœur allait exploser. Il n’avait pas peur pour sa vie. En aucune façon. C’était bien pour les siens et pour tous les êtres humains innocents, présents entre les murs du château, qu’il tremblait. Il était un loup-garou puissant, mais il n’était pas une armée à lui tout seul…
Julian regarda le fantôme de Jiminy MacCorkindale s’évanouir, puis il bondit, avec agilité et grâce, sur la toiture à deux pans avec croupes, constituée de pierres naturelles grises, à peine bleutées. Là, il tourna avec frénésie sur lui-même, se sentant frôlé à maintes reprises… Il bondit sur le toit conique d’une tourelle, puis de nouveau sur la toiture, puis au sommet d’une autre tourelle.
– Montre-toi ! hurla-t-il. Il est inutile de te cacher, j’ai reconnu ton odeur. Montre-toi ! Et sur-le-champ !
Il bondit une nouvelle fois et atterrit sur le chemin de ronde. Il se redressa et se retourna prestement, les yeux jaunes et brillants. La femme à la chevelure orange lui faisait face. Elle était troublante.
– Ne cesseras-tu donc jamais de me harceler ? lui cria Julian. Depuis des années, je sens ta présence derrière moi !
– Un peu de calme, s’il te plaît, mon joli loup, murmura la femme, d’une voix étonnamment suave. Il n’est pas très sain, pour la santé, de s’emporter de cette façon, ajouta-t-elle sur un ton railleur.
– Tu te moques de moi ? fulmina Julian. Fais donc ça, si ça t’amuse, mais jamais – jamais, tu m’entends ? – tu ne toucheras à un seul cheveu de mon père, de ma sœur ou de mon frère, car tu mourras bien avant, tu peux en être sûre ! Je t’égorgerai !
– Vraiment ? fit-elle alors, s’approchant sans crainte. Et que crois-tu pouvoir faire, mon joli loup, alors que nous sommes encore loin de la prochaine pleine lune ? Tu as développé les dons que je t’ai donnés, bravo, et tu les maîtrises peut-être incroyablement bien, aujourd’hui, mais je suis tout de même ton aînée, ne l’oublie pas. Je ne parle pas de l’âge précisé sur mon acte de naissance – tu l’auras compris, je suppose ? Je suis beaucoup plus puissante que toi, mon joli loup. Range tes crocs et tes griffes. C’est très viril, c’est certain, mais range-les, je te le conseille vivement. Si ça peut te rassurer, je n’en ai rien à faire de ta famille, de ton impresario, que tu appelles ton frère, ou de quiconque dans ce château. Ils n’ont rien à craindre de moi. Ce que je veux, c’est toi !
Toi tout seul !!!