Texte signé Carine-Laure Desguin paru dans la revue Aura 115 "L'étrange affaire Stan Xalla" pour le thème CORRESPONDANCES
L’étrange affaire Stan Xalla
— Eh bien, Herbert, vous vous doutez de la raison pour laquelle je vous convoque ce matin ?
— Non patron, pas du tout.
— Vous vous foutez de moi ?
— Non patron, pas du tout.
— Si je vous parlais de vos notes de frais à la con, la mémoire vous reviendrait-elle ?
— Peut-être patron, ça dépend.
— Vos notes de frais pour l’année 2021 sont une aberration, Herbert, une aberration. Je ne comprends pas. Cinquante euros pour un resto dont j’ai oublié le nom à Charleroi, soixante euros pour un autre resto encore à Charleroi. Et j’en passe ! Des notes de frais pour des restos, des notes de frais pour ceci, des notes de frais pour cela. Vous avez largement dépassé le plafond autorisé. Vous me prenez pour un imbécile ? Comment voulez-vous que je justifie tout ça au boss hein ? Dites-moi ?
— Si je me souviens bien, c’était pour une filature, patron.
— Si je me souviens bien ? Je vous demande plus que ça ! Une filature ? Quoi, qui, comment, pourquoi, quand ? Où, ça on le sait !
— Vous m’avez envoyé un mail. Un dossier en pièce jointe. Le dossier XALLA. Vous me demandiez une filature pour ce type, Stan Xalla. Son emploi du temps, les lieux qu’il fréquentait, les gens qu’il voyait, etc.
— Et lorsque vous avez dépassé le budget pour une filature ordinaire, m’avertir de tout ce foutoir ne vous est pas passé par la tête ?
— Non patron.
— Et pourquoi donc ?
— Dès le départ, ce dossier m’a paru étrange, suspect. Une espèce d’électron libre qui flottait entre d’autres dossiers. Je ne pouvais le rattacher à rien.
— Continuez, ça m’intéresse.
— D’habitude, une filature, une enquête, cela demande une réunion d’équipe, des mises au point, des débriefings et ici, rien. Un simple mail de votre part. Comme si vous refusiez que cette filature ne fasse trop de bruit. D’autant plus que ce Xalla n’a rien dans son casier judiciaire, rien. Alors, j’ai pensé à quelque chose de personnel, quelque chose qui vous toucherait de près, patron. Je pensais à votre épouse par exemple … J’ai filé ce type pendant des jours et des jours. Un pensionné tout ce qu’il y a de plus banal.
— Et pourquoi seulement des notes de frais déposées plic ploc sans aucun autre dossier ? Expliquez-vous, Herbert ?
— Tout est étrange dans cette affaire, patron. D’ailleurs, il n’y a pas d’affaire. Ce type est nickel. Pensionné. Un resto plusieurs fois par semaine, des potes normaux. Cette normalité est étrange, patron. Et puis vous qui me demandez cette filature par mail … Et à présent vous rouscaillez pour des notes de frais. Tout est étrange dans cette affaire qui n’en n’est pas une. Rien ne correspond à quelque chose. Et ce quelque chose n’existe pas. Il n’y a pas d’affaire Xalla, patron. Hormis ce mail que vous me confirmez m’avoir envoyé. Et puis ce type, ce Stan Xalla, je m’y suis comment dire … attaché, oui, c’est ça, attaché. Un pensionné qui avait une particularité.
— Ah, quand même !
— Stan Xalla, c’était un facteur.
— Et c’est particulier d’après vous, ça ?
— Oui parce que bien qu’étant pensionné depuis plusieurs années, il trinqueballait toujours avec lui un grand sac en cuir noir rempli de vieilles lettres, des courriers qui datent d’une dizaine d’années. Alors patron, si vous me disiez à présent ce qui vous intéressait vraiment chez ce Stan Xalla ?
— Stan Xalla avait été soupçonné d’être le corbeau dans une affaire de meurtre, voici une douzaine d’années. Des soupçons, sans plus.
— Et pourquoi m’envoyer filer ce type aujourd’hui, patron ?
— Aucune importance, Herbert. Vous l’avez dit voici quelques minutes, rien ne correspond à rien dans cette étrange affaire. Une bien étrange affaire qui n’en est pas une.
Carine-Laure Desguin