"In Extremis", un texte écrit par Carine-Laure Desguin dans la revue AURA 117
In extremis
Tous ces gens dans la rue, ces laissés-pour-compte aux haleines de dents cariées et aux transpirations fétides et collantes. Des émulsions qui s’évaporent et se mélangent, prêtes à pénétrer ma bulle d’oxygène, cette misérable bulle translucide et perméable qui, au fil des jours, rétrécit de plus en plus. Tous ces mouvements poussiéreux et chargés de particules nauséabondes qui se claquent et s’entrechoquent, ça me dévore les sens. Vivantes ces particules, vivantes. Aux membranes tentaculaires prêtes à me harponner et à prendre mon corps fébrile en otage. Je longe les murs sans fin et mon regard se rive sur toutes ces briques aux nuances de gris et d’ocre, ces façades urbaines qui s’intègrent, sournoises, dans le design des nouvelles métropoles. Combien de merdes asphyxiantes se sont-elles frottées sur ces bétons des villes ? Les compter boufferait mes journées, mes heures en deviendraient toxiques. Des milliards de milliards de particules sur le qui-vive, qui phagocytent minute après minute mes espaces personnels. Alors mes yeux entrevoient, au-dessus des gratte-ciels mordorés, d’énormes éponges spacieuses et lumineuses comme des soucoupes volantes, en-dessous desquelles s’évacuent goutte après goutte des milliers de mètres cubes d’un détergent à l’odeur de lavande, escortées d’une armée de canadairs qui pissent de l’eau de Javel. Tout n’est que contraste. Ces tornades désinfectantes me rassurent. Ce ne sont que des illusions, des images que je me crée, on me l’a gueulé mille fois. Ce ne serait qu’un cinéma perso. Comment le croire ?
Les gens de cette artère vivent dans une telle crasse. Indescriptible. Une crasse enroulée autour d’elle-même, qui tourne et s’enroule et se moque bien du ciel menaçant et de ses cumulus aux formes lascives, et des oiseaux de feu et de sang qui lacèrent ces nuages cotonneux. Une crasse qui se moque bien de toutes ces créatures d’en haut aux ailes désormais plombées. De leur fiente, oui, de leur fiente. Cadeau empoisonné du ciel. Qui vient gonfler la crasse. Toutes ces images pathogènes en trois D m’effraient. Mes ongles se cassent à force de griffer les bétons. J’ai si mal. Longer ces murs mortifères, renifler ces espaces briquetés, se confondre dans le tout. Se protéger un maximum. Je ne peux que limiter les dégâts. Peur de glisser et de tomber dans ces flaques de boue. De me noyer dans ces marées gluantes et noires aussi hostiles que les ténèbres abyssales de l’enfer.
Le masque. J’ai oublié le masque dans le cabinet de ce toubib de pacotille, un merdeux de plus qui d’un air compatissant a souligné, tout en comptant ses billets (deux billets de cinquante euros, merci mon gars c’est bien mon tarif), que mon état s’améliorerait d’ici quelques semaines. À raison de deux séances par semaine. Vous êtes certain, cher monsieur, que nettoyer la planète, cela vous sera possible ? À ces mots, une phrase interrogative qui demandait une réponse, cet imbécile s’est levé, m’a souri, et s’est dirigé vers le fond d’une grande pièce aux murs laiteux. La séance était terminée. J’avais lâché le pognon, je pouvais sortir. La planète n’était pas plus propre pour ça et le sera-t-elle un jour ou l’autre, mystère, cette interrogation reste coincée dans un coin de ma cervelle. Le masque a dû glisser à ce moment-là, ces simagrées m’agacent tellement, toutes ces questions qui ne riment à rien. Une véritable comédie qui persécute votre cerveau et malaxe vos souvenirs à grands coups de couteaux du genre, Combien de serpillères votre mère utilisait-elle par semaine ? Du genre, Combien de bidons d’eau de Javel votre mère écoulait-elle par semaine ? Calculateur, je multipliais X autant de fois qu’il le fallait par rapport à la superficie de la baraque, par rapport au nombre de kilomètres carrés de cette zone. Et après ces rafales de canadairs gonflés à l’eau de Javel, la ville serait-elle plus propre ? Il y aurait encore certainement quelques-uns de ces microbes volatils et rebelles pour s’immiscer sous ma peau. Raison pour laquelle j’inspire par petits coups, vous imaginez le supplice. Peur d’ingurgiter des saloperies. Bordel, pourquoi ai-je paumé mon masque chez ce toubib à la con ?
Je m’arrête, je m’appuie contre le béton. Peur de m’engouffrer dans toute cette pollution. Mon corps se paralyse, mes membres lui interdisent le moindre mouvement. Attention, faire gaffe à ne pas frôler une vitrine, ces fenêtres sont encore plus dégueulasses que les bétons. Le poids de mon corps s’écroule tout contre ce mur. L’impression de tomber dans un puits dont la profondeur ne serait pas mesurable, un puits sans fond, qui transpercerait la planète terre du Nord au Sud. L’impression que le ciel me tombera bientôt dessus. Respirer par à-coups, ne pas ingurgiter trop de cette saloperie en même temps dans les poumons. Ça va ? me demande un passant. Dans sa voix, des ondes de tremblements, une intonation interrogative presque imperceptible dans cette question, comme s’il voulait affirmer pour moi que tout allait bien, malgré les apparences. Une voix masculine qui a peur pour moi, peur de mon attitude, de mon visage qui pue la mort. Son after-shave me rassure, des relents de musc et de cèdre du Liban. Aspergez-moi de votre after-shave, monsieur, aspergez-moi de votre after-shave, j’ai envie de lui crier. Perfusez-moi de ce machin, que ce baxter me désaltère et me rince le corps. Mais je ne dis rien, je me cloisonne. Je reste muet. Dans ma tête, des spirales de tout et de rien. Tous ces billets de cinquante euros qui valsent depuis des mois. Pour le néant. Puisque la planète est toujours aussi sale. Crado même. Vous êtes certain que tout va bien, insiste le curieux. Sûr que ce doit être bandant, un mec pas trop moche qui se contorsionne contre un mur de béton un vendredi à midi, vers la mi-avril. De quoi a-t-il l’air ce mec qui schlingue l’eau de toilette au musc et au cèdre du Liban ? Je ne le vois pas, tout est brouillé devant mes yeux. L’écho des murs urbains me ramène sa voix. Dans un effort surhumain, je devine l’homme. J’imagine un bourge qui se rince la bouche au Colgate fluor chaque matin. La belle cinquantaine et les tempes grisonnantes, un peu délaissé par sa femme, le pc en bandoulière et le stylo Shaeffer dans la poche intérieure du veston Hugo Boss. Souvent, à cet âge-là, les mecs sont délaissés, leurs femmes se croient barricadées contre toute infidélité et sécurisées par le ronron du quotidien. Mon cul. Le démon de midi leur brouille le cerveau. Ce type pense avec son sexe, j’en mettrais ma main à couper. Un homo refoulé, voilà c’est ça. Désirez-vous que je vous raccompagne jusque chez vous ? Ses yeux ne décrochent pas de ma tronche. Sous mes doigts, je sens le béton crevassé, rugueux, hostile comme une armée d’anars violés par la pseudo-démocratie. Mon corps a mal à crever. Cette odeur de musc se rapproche de plus en plus de moi. Comment circulent les nuages à présent, je ne les vois plus. Ils sont trop hauts. Ou trop bas. Trop floconneux. Trop ouatés. Surtout, ne pas s’évanouir. Rester dans ce monde. Stoïque devant les agressions de tout type de saloperies microbiennes. Voire virales. Mon bras gauche est agrippé par une main puissante. Une poigne osseuse et décidée. Je sens cette force serrer les muscles de mon bras. Cette main est-elle propre au moins ? Qu’a-t-elle frôlé depuis le début de cette journée ? Des cuvettes de WC, des interrupteurs poisseux, des muqueuses aussi. Oui, c’est ça, toutes sortes de muqueuses. À cette idée de muqueuses sanglantes ou couvertes de foutre, mon corps veut se débattre. Hurler devient une nécessité. Je ne peux pas. Aucun son ne sort de ma gorge. Mes membres sont alourdis, engoncés et étriqués dans une armure d’impossibilités. Oh, surtout ne pas s'évanouir. Tenir bon encore quelques minutes. Que me reste-t-il à parcourir pour arriver jusqu’à chez moi ? Un quart d’heure ou vingt minutes, tout au plus. Vingt minutes, une bataille. Les bruits des moteurs sifflent de toute part. Une toile arachnéenne formée d’une superposition de gaz d’échappement et d’haleines fétides d’humains me clouent sur les bétons, effaçant d’un seul coup les relents de musc et de bois de cèdre. La distance qui me sépare de ce gouffre à celle du porche de mon immeuble me paraît longue comme la muraille de Chine. Une route semée d’embûches, d’escaliers sans fin, obscurcie par un ciel de morgue qui se déchire et dont les nuages percés déversent des déchets putrides et lourds. Si lourds. La peur me paralyse. Mes membres se plombent de plus en plus. Je n’entends rien et je ne vois rien, sinon cette toile arachnéenne qui emprisonne mes chairs de plus en plus. Et un entonnoir. Un énorme entonnoir, égout de l’univers entier et de ses galaxies soumises, déverse dans les tabernacles meurtris de mes pores des flux de déjections innommables. Ces minutes sont un supplice. Avancer, m’engouffrer dans les affres de cette rue sans fin. Ma tête cogne contre mes mains, je suce mes doigts et un goût de ferraille envahit ma bouche. Je mâchonne une pâte visqueuse, les croûtes de mon sang caillé, mêlée à une sueur rance, une sueur qui pue l’urine et les matières fécales. Simple phobie, avait murmuré ce con aux yeux tapissés de billets de cinquante euros. Le masque, j’aurais dû ramasser le masque.
Des bruits sourds hantent ma tête. Des bruits de moteur et d’aboiements. Aboiements de chiennes, d’humains aussi peut-être. Une horde d’humains. Des courants d’air hérissent mes chairs meurtries. Les secondes défilent. Plus loin, dans le creux d’une rigole, des rats fourragent dans les chairs faméliques d’un chien crevé. J’essaie de contourner ce tas d’immondices mais mes pas chancellent, mon corps se traîne, exténué par ces années de guerre contre des ennemis qui s’infiltrent de partout, des ennemis pareils à des mérules qui ne renonceraient à aucun recoin et qui pomperaient en moi les restes de mon énergie. Des humains aux gueules décavées se penchent sur la bête aux yeux révulsés, à moitié dévorée par ces rats gros comme des lapins.
Combien de fois par jour deviez-vous vous doucher le corps, m’avait demandé cet abruti. Je parle de votre période adolescente, avait-il ajouté, comme pour apporter un brin d’intelligence à ses questions de débile mental. En ce moment me doucher serait le rêve. Mon corps entier tombe en lambeaux, mêlant mes chairs frissonnantes à des loques raidies par les sangs asséchés. La ville entière devient mon tombeau et de plus en plus, je me confonds dans les gaz de cette charogne dont les escarres deviennent un festin royal pour ces rats à la toison luisante. L’homme à l’haleine parfumée a passé son chemin. Je ne sens plus cette odeur sirupeuse de musc et de cèdre du Liban. Je n’entends plus cette voix virile et rassurante. Je ne sens que des remugles de graisses et de pollutions atmosphériques qui se coincent sous chacune de mes cellules. L’enfer est dans la rue, il m’éclate dans la gueule à chaque pas et les semelles fatiguées de mes bottillons se fondent sur l’asphalte urbain. Je me retourne et des pléiades de cancrelats se disputent avec les rats les chairs disloquées de ce chien crevé. Le ciel s’ecchymose et entre les nuages qui se déchirent, j’entrevois l’enfer, encore une fois. Cet enfer m’étrangle. À travers cet enfer, des visages aux lèvres de feu soufflent des cendres de pustules. Mon corps entier frissonne et puis se consume. Les douleurs lancinantes et profondes m’aveuglent mais j’avance, me semble-t-il. Les façades suent des chiures qui éclaboussent les passants insensibles.
Dans quelques semaines, vous serez guéri. Ces paroles, mensonges d’un homme qui feint d’ignorer les vérités, claquent encore. Et font écho dans les replis de ses euros accumulés. Il n’y a pas de guérison, personne n’oserait affirmer le contraire. Et puis, est-ce une maladie ? Ou une simple clairvoyance ? Les autres sont aveugles. Aveugles à tout ce qui les entoure. La planète est sale pour l’éternité et nous sommes condamnés à inhaler ces effluves pestilentiels, ces remugles merdiques.
Ce mec est ensorcelé, regardez l’écume qui roule le long de son cou ! Ça ne trompe pas, c’est un indice ! Il profère des paroles incompréhensibles, il parle des langues étrangères ! C’est un ensorcelé, c’est une ensorcelé !
Des larves gluantes serpentent devant l’écran de mes yeux. Elles s’enroulent, se nouent et se dénouent autour d’une poubelle métallique. Une silhouette évanescente est appuyée contre cette poubelle qui pue la rage, ses bras tout mous sont levés vers le ciel, des bras en prières, des bras qui peinent. Ses lèvres professent des mots étranges et dysharmonieux, des paroles qui tourbillonnent et puis s’écrasent, amorphes arabesques sur le bitume urbain. C’est une femme. C’est ça, cette silhouette est celle d’une femme. Une femme effrayante. Spectrale. Les larves dont le corps s’articulent de petits anneaux humides s’agglutinent le long des jambes de cette silhouette fantomatique et remontent, sournoises et silencieuses. Promenade pittoresque sur patchwork de tissus délavés.
Le masque. Me couvrir la moitié du visage de ce filtre de papier, un geste salvateur. Avancer sans ce masque, un supplice. Encore quelques minutes avant d’arriver jusque chez moi. Tous ces blocs fissurés, cette pollution qui se grave sur chaque pavé. Où déposer mes semelles sans me contaminer ? Sur quels murs m’appuyer pour ne pas vaciller ?
De toutes parts, des bruits m’assaillent, des bruits urbains. Ça tonitrue, ça klaxonne, ça freine à mort sur l’asphalte. Je les envie, tous ces gens que rien n’effraie, tous ces gens qui marchent et roulent et vivent au milieu de ces masses de globules poussiéreuses. Ils osent. Ils osent s’habiller de tissus neufs. Ils osent appuyer sur le tube de dentifrice et prendre la brosse à dents de la veille, ils osent toucher. Ils osent se toucher. Et ils ont l’air content. Ils ne voient donc pas, sur les bords de leurs fenêtres, sur les poignées de leurs portes, sur les lèvres de l’autre, toutes ces bestioles grouillantes, aux aguets, qui n’attendent qu’une seule chose, une faille humaine. Toute cette masse de chairs humaines qui s’est accolée à d’autres masses pèse sur mon corps et l’engourdit. Si fort. Combien de minutes me reste-t-il encore à subir avant de rentrer chez moi ? Il m’est si pénible de respirer sans ce masque. Je ne suis même pas certain de respirer encore, ma conscience se perd et s’anéantit. La ville n’est plus qu’un kaléidoscope immobile, dans lequel j’essaie de me débattre. Autant de billets de cinquante euros pour rien, pour un vent sulfureux qui ne me souffle que des incertitudes. Oh, surtout ne pas s’évanouir et s’accrocher, détourner les yeux de ces bêtes immondes et livrer bataille contre tous ces ennemis. Des sifflements me percent les tympans, ma tête explose. Pour la xième fois. Et jamais rien ni personne ne comprendra ce que je ressens, tout ce que je souffre, tout ce qui me cloue les entrailles. Je serre les poings et je cogne, je cogne, je cogne. De toutes mes forces, je cogne. Un liquide chaud éclabousse mon visage et je suce des gouttes épaisses de ce liquide qui pue la ferraille. J’entends des tambours et des sons barbares, des sons déformés. Je sens des dizaines de doigts avides et sales qui me touchent et mon corps se débat, mon corps veut s’enfuir. J’ai si mal. Et si peur. J’entends des mots. Des questions, des menaces, des ultimatums. Parmi toutes ces voix hostiles et sanguinaires, je reconnais une intonation. Elle me semble à la fois si près et si loin. Sur mon visage, je sens une caresse. Le va-et-vient langoureux d’un tissu doux et soyeux. Une odeur de musc et de cèdre du Liban. Ça me rassure.
Carine-Laure DESGUIN
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