"C’est compliqué" un texte signé Edmée De Xhavée
C’est compliqué – Edmée De Xhavée
Je sais être un enfant adopté. Ma foi, j’aurais pu plus mal tomber, mes parents sont le top. Parents Un et Deux : Abbott et Costella. Papa Abbott, extrêmement bavard, a une claire voix de soprano, et maman Costella chasse le poil superflu même quand on va au restaurant, elle sort son miroir de sac et s’épile les piquets de barrière comme elle dit, c’est souvent gênant quand le serveur arrive et doit balayer la nappe avant d’y déposer le pain… Mais sinon, ils sont top, et ont gagné le prix Chromo-Cock ( pour Chromosomes cocktail, si vous ne le ne savez pas ) l’année dernière. Le trophée – une statuette de la liberté rouge nue avec pénis et seins multicolores se déplaçant latéralement au claquement des doigts – fait notre fierté.
Papa Abbott, ce matin, s’est de nouveau plaint : l’opération n’a pas fonctionné à 100%, il a encore ses règles et a sali son short de tennis car il avait oublié d’insérer son Toujours Nette dans le boxer. Et maman a ri : et moi je n’en ai jamais eu, nananère ! Un couple dans le vent, décomplexé et tout et tout.
L’autre jour je suis tombé par hasard sur une énigme. Je suis, comme tout le monde, inscrit sur Rep-Bin (répertoire de binettes), et en particulier sur le groupe Hier, que c’était moche. On y montre des photos, tableaux et cartes postales d’autrefois, et ça nous fait souvent bien rire. Il y avait en effet une photo de classe amusante mais qui m’a donné un bref regret pour ce passé-là : tous les élèves étaient montés sur les bancs, ornés de piercings de tailles variées, vêtus d’oripeaux de prix, la peau souvent indiscernable sous des tatouages fantastiques. Certains avaient la cornée de l’œil noire ou rouge, ou des cornes, les dents sciées en pointes, une fille avait un trousseau de clés accroché à la lèvre inférieure – c’était génial, ça ! – et un garçon – enfin je ne suis pas certain… - avait un chemisier très décolleté plongeant qui offrait au regard une poitrine XXL et hyper velue. J’ai contemplé ce souvenir d’autrefois avec enchantement, et dans les commentaires j’ai lu qu’un/e certain/e Épiphanien Luette de Portici écrivait « c’est ce jour-là que le fêlé du 3ème banc à droite m’a engrossé/e. J’étais fait/e à la colle… » À quoi un/e Andrea Papagallo répondait « oh shitty stuff ! Tu sais qu’il est mort l’année suivante lors d’une escalade à mains nues et en maillot de l’Everest pour réagir à un défi ? Il a su que t’avais son poisson dans le bide ? Oh shitty stuff, j’espère que le goujon ne lui ressemblait pas… » Et puis un laconique : « Ben non, je l’ai déposé tout frais et frétillant près d’une tente de migrants le long du canal. Je savais qu’au moins là les assistantes sociales passaient souvent… » Quelques félicitations pour sa bonne idée, des compliments sur sa mine, et une allusion à faire un jour une réunion de classe avec les survivants, et puis rien.
Or… je sais avoir été trouvé devant la tente d’un candidat réfugié syrien qui m’a recueilli, m’a fait passer pour son enfant et a ainsi obtenu son séjour par la voie rapide. Il a dit que je m’appelais Masood et que ma mère, la pauvre et sainte femme, était morte en tombant à l’eau juste après l’accouchement, se retournant pour me serrer dans les bras, puis avait hélas été aspirée par un tourbillon sous ses yeux éplorés - ; qu’il s’occupait de moi tout seul depuis deux jours et acceptait de me confier à l’assistance pour m’assurer un avenir plus serein. Cinq ONGs se sont fait concurrence pour se vanter de notre sauvetage si touchant, et recevoir des royalties pour de nombreuses apparitions sur des plateaux de télévision, sur lesquels j’ai presque vécu en Special Guest les six premiers mois de ma vie. Non non clamait mon « père », il ne me réclamerait jamais, et son abnégation lui a valu un poste d’importance au service des adoptions. Donc Épiphanien Luette de Portici est ma mère, très probablement.
Son profil, eh bien, je m’y perds : ma mère est Directeur de Portici Green, une énorme société dont le logo est Gaïa Ma Sainte Mère en lettres d’or entourant un portrait de la grande prêtresse Greta emmêlé à un feuillage dans un camaïeu de verts. Je ne sais pas ce qu’ils produisent car ils refusent de le révéler et sont sous contrôle judiciaire européen depuis l’ère post Ursula mais continuent à produire ce qu’on ne sait pas. Mais pour en revenir à ma mère, elle a le crâne rasé, une moustache à la Tarass Boulba – oui oui, je connais ça, j’ai trouvé un vieux livre en papier ! -, un bandeau rose fluo sur l’œil et une invasion de botox car son visage semble fait de ciment, et l’œil encore en vie est fixe sous les extensions de faux-cils d’une belle longueur.
Mais finalement, j’ai envie de connaître mes racines, et avec le consentement de Papa Abbott et Maman Costella, je lui envoie une demande de copinage avec un message : bonjour, je m’apaille Masood et je swi votre fils, j’aimeret vous konnaître.
Le message reste lu et sans réponse, puis au bout d’une semaine : Je n’ai pas de fils et encore moins un Masood.
Je ne suis pas du genre à reculer si facilement, et donc je persévère : une kaissète de rékupairation avec « Moulles de Zélente frèches » écri dessut, et un baibai enfonssé dent un choffe-piès daicoré de Miquets, sa vous di kailque chause ? Abandonnet le lon du kanalle devan une tante de migrand… ? C’est ainsi qu’autour d’un steak de vers asiatiques et salade croustillante de sauterelles au curry, ma mère m’a reçu au mess de Portici Green et m’a expliqué sans méandres que ben oui, que voulais-je, elle avait 16 ans, son père était la vedette du cabaret Drag Mother Queen, sa mère pole dancer, sa sœur routier longue distance… M’abandonner à un meilleur avenir avait été un geste de charité et ma grande chance. Ah… et ma tante routier, elle vivait encore ? Oui naturellement, elle avait fondé une colonie dont elle était le gourou, une religion toute nouvelle qui avait fait la une et la deux pendant quelques mois à cause de vieillards kidnappés pour les forcer à enseigner l’orthographe et les bonnes manières aux enfants de la secte.
Il faut se faire à son époque, Maman Costella ne cesser de le répéter. Elle est heureuse que je ne sois plus un Tanguy depuis trois ans – j’ai quitté la maison à 38 ans et demi -, et me reçoit volontiers avec mon robot de compagnie une fois par semaine. Bientôt nous serons parents, le robot et moi, car le laboratoire L’avenir se décline sans frontières a mélangé mon sperme à des vitamines et l’a inséré dans la reconstitution par ADN d’un ovule réfrigéré d’une actrice qui plaisait beaucoup, paraît-il, à ma grand-mère, fan de vieux machins : Lauren Bacall. Nous sommes tous extrêmement excités…
Edmée de Xhavée
https://edmeedexhavee.wordpress.com