Concours 2 - Amour à mort - Texte 5
ACCIDENTS
Leur amour était un secret qu'ils n'ont longtemps partagé qu'avec moi, car ils s'étaient rencontrés chez mes parents lors de la fête d'anniversaire de mes seize ans. Au début de leurs relations je les aidais à échanger des messages. Marine était ma cousine et Simon était mon ami d'enfance. Des images me reviennent de leur tendre connivence. Je me souviens les avoir observés un premier mai de la fenêtre de ma chambre, ils étaient assis au jardin et j'avais pu voir la tête de Marine posée au creux de l'épaule de Simon. C'était pour moi comme si le temps s'était arrêté, comme si leur bonheur devait durer toute leur vie.
Ces images ne s'effacent pas, pourtant elles datent de plus de quarante ans. L'année de ses vingt ans, Marine était décédée des suites d'un accident de voiture. Simon en avait éprouvé un chagrin qu'il estimait insoutenable parce qu'il se sentait coupable de ne pas l'avoir accompagnée au vernissage de l'exposition de peinture où elle s'était rendue ce soir-là.
Simon n'était plus parvenu à s'investir réellement que dans ses études. En quelques jours, ses projets de vie de couple s'étaient dérobés. Il était, en effet, convaincu que Marine était irremplaçable.
Tout comme moi Simon avait terminé une filière universitaire de cinq ans. Son diplôme en poche, il avait mis toute son énergie dans son travail et il avait obtenu rapidement une promotion. Quand nous rencontrions, en soirée, je le sentais triste et absent. Je le sais aujourd'hui, il se perdait certainement dans des idées noires, s'imaginant que seule la présence de Marine lui aurait permis de vivre pleinement petits et grands plaisirs.
Une avant-veille de Noël, alors que je le ramenais chez lui après un repas au restaurant, il me confia : "Je voudrais glisser très loin dans le passé, retrouver mes dix-huit ans pour goûter l'exaltation et les espoirs de ce temps-là. Ne pourrais-tu m'aider à m'éloigner de cette existence sans saveur ?" Je n'avais pas demandé davantage de précision, car je l'avais compris à demi-mots. Je lui avais suggéré de prendre rendez-vous chez un psy, de s'épancher sur le papier, de s'éloigner de ses routines, de sa région. "Ne m'abandonne pas. Quand je vois dans son armoire à pharmacie les médicaments que prend ma mère suite à son burnout, le temps d'un éclair, je me dis que je pourrais les engloutir tous, m'en servir comme d'une arme. Puis je pense immédiatement à quel impact cela aurait sur ma famille, sur la boîte,… Je ne passe pas à l'acte, je n'y passerai jamais bien sûr. Je n'apprécie plus que de m'oublier dans le travail. Tu comprends n'est-ce-pas ?"
Simon avait consulté un psychologue, il avait commencé à écrire un journal, il avait refait du jogging. Il était sorti avec une collègue beaucoup plus jeune que lui, ils avaient envisagé de s'installer ensemble.
"Je fais semblant de vivre", m'avait-il pourtant confié plus tard. "C'est une image bien entendu", avait-il ajouté. "Je mange, je lis, j'écris, je parle, je cours, je conduis, je travaille, mais pas avec l'intensité dont je me serais cru capable…", avait-il encore dit.
Le jour de Pâques, Simon est mort lui aussi des suites d'un accident. Coïncidence ou pas que ce soit dans des circonstances qui ressemblent à celles du décès de Marine ? Volontairement ou pas ? Les questions restent en moi.