Carine-Laure Desguin nous propose une nouvelle en épisodes : Deux jours pour l’éternité - 2
Franck marche d’un bon pas, il ne court jamais. Brad lui a déconseillé la course qui provoquerait trop de chocs au niveau des lombaires. De toute façon Franck n’a jamais été un sportif accompli et cette marche tonique et cadencée sur la plage déserte lui convient très bien. À cette heure matinale et surtout sous cette grisaille hivernale qui perdure, Franck ne croise personne. Lorsqu’il jette un regard circulaire vers la digue il ne repère que quelques badauds qui baladent leur clébard.
Franck en mettrait sa main au feu, en frôlant de ses pieds les premiers grains de sable quelques instants auparavant, la mer aux couleurs bleu-vert était houleuse, les vagues se chevauchaient, s’entrechoquaient dans un boucan d’enfer. Et là, à ce moment précis, ce profond et long silence interpelle Franck. Les vagues se montrent violentes et agressives mais n’émettent aucun son, pas même le son d’un modeste clapotis. Franck secoue la tête et tapote sur ses tympans à l’aide de ses index. Un moment, il craint pour sa santé, n’est-il pas en train de se payer à nouveau un accident vasculaire ? Sa vue s’était brouillée lors de sa première atteinte et là justement, sa vue et son ouïe disjonctent, à coup sûr. Il n’en croit pas ses yeux. À une distance qu’il a difficile d’évaluer sans commettre d’erreur, il discerne un immense disque plat de couleur argentée, vierge sur ses parois de tout symbole ou écriture, s’introduire par une subtile glissade dans la mer, et puis en ressortir à une vitesse fulminante. Et ce sans même provoquer un seul « splash ». L’étrange engin métallique répète ce surprenant mouvement de va-et-vient une dizaine de fois, comme s’il prenait un élan pour une autre destination ou encore comme s’il avait l’intention qu’un ou l’autre promeneur le remarque. Franck Nussdorfer, cet ex-scientifique, note que les bancs de mouettes s’éloignent illico de cette zone improbable. Et toujours ce silence, lourd et intense, ce silence inquiétant.
Tout à coup, l’incroyable instant suspendu se rompt. Un avion de la compagnie Lufthansa fend le ciel en direction de l’aéroport d’Ostende. La vie et ses bruits reprennent leur cours habituel.
Franck Nussdorfer se dit qu’il a sans doute rêver, que tout cela n’est que le fruit de son imagination, peut-être même que son premier accident cérébral a court-circuité des neurones, ce qui ne serait pas un cas isolé. Il ne poursuit pas sa marche en direction d’Ostende, il fait demi-tour. Sa montre affiche 11:20.
Fichtre, déjà 11:20 ! Cette montre déconne ! Décidément, tout fout l’camp aujourd’hui !
Il constate également que pendant tout ce temps il a effectué une distance très courte bien qu’ayant marché pendant un peu plus d’une heure. Cela l’intrigue. À son insu, les battements de son cœur s’accélèrent, toujours le stress de vivre un second accident cérébral. Par humour il éjecte d’office le mot deuxième, ce qui impliquerait l’annonce d’un troisième accident.
La vue d’une multitude de coquillages éparpillés autour de lui sur le sable mouillé captive son attention. Il ne se souvient pas, quelques minutes auparavant, les avoir vu dispersés de cette façon entre toutes les méduses. Et la marée est toujours basse, la marée haute n’est pas pour tout de suite. Enfant, il aimait ramasser ces coquillages rejetés par la mer, les compter un par un et puis les offrir à Méryl, sa petite sœur. Avec ses copines, Méryl commerçaient d’allure, dix coquillages contre une fleur en papier. Ces coquillages-ci sont tous entiers, bien plus grands que ceux de son enfance. Franck se penche et ramasse un bulot d’allure parfaite. Sa surface ne présente aucun éclat. Il reste très surpris lorsqu’il touche le coquillage. La coquille est lisse alors que les nervures sont visibles et la matière calcareuse devrait produire un aspect plus solide, moins souple. Or, ce bulot ne présente aucune rigidité. De sa vie Franck n’a tenu entre ses doigts un pareil coquillage. Malgré qu’il soit vidé de son mollusque, la coquille semble vivante. Oui, vivante. Sans hésiter, Franck en ramasse un autre, puis un troisième, et puis encore un autre. Tous révèlent une espèce de souplesse, comme s’ils étaient amputés d’une partie de leur calcaire ou autre matière. Et tous, oui, tous paraissent vivants et même semble avoir la volonté de communiquer. L’ex-scientifique ressent des vibrations au niveau de son thorax à chaque fois qu’il touche un de ces coquillages. Tout cela l’interpelle, il reste perplexe.
Il n’y a eu aucune tempête, c’est vraiment étrange autant de coquillages en ce laps de temps. Des lavagnons, des couteaux, et tous ces bulots intacts, des plombes que je n’en avais vu d’aussi beaux, et intacts de surcroît. Mais ces coquilles sont d’une souplesse, jamais vu ça. Et il ne leur manque que la parole. Ces vibrations ressenties lorsque je touche cette matière organique, ces vibrations pénètrent mon esprit et me soufflent quelque chose comme « Nous débarquons mon pote, nous débarquons. » Je rêve ou quoi ? Franck, te casse pas la tête, laisse-toi vivre, enfin. Et rentre illico auprès de Gillian, le pilier de ton existence depuis, depuis ….. tellement d’années !