"L’étrange décès de Jeff Niessen", une nouvelle en épisodes signée Carine-laure Desguin - 1
L’étrange décès de Jeff Niessen
Les traits du visage crispés, les yeux exorbités, les lèvres pincées, Max Niessen retient les tonnes de rage et de rancoeur qui bouillonnent en lui envers cette société actuelle, une société de merde. Le nouveau monde, celui dont personne ne voulait. Ce putain d’ordi, il se retient pour ne pas le balancer par l’unique fenêtre du rez-de-chaussée de la petite maison ouvrière du 82 digue de Cuesmes. Après tout, cet œil de Moscou en puissance, qu’il croupisse au fond des eaux troubles de la Trouille, la rivière qui coule juste en face de l’habitation. L’homme de trente-cinq balais à l’allure émaciée de mec mal nourri ne parvient pas à décrocher son regard du dernier e-mail de Lydia Alexandru, la juge d'instruction en charge d’orchestrer l'enquête relative à la mort de son jumeau, Jeff Niessen. Il lit et relit ces quelques lignes :
Très cher monsieur Niessen,
Par cet e-mail permettez-moi de vous signaler que nous mettons un terme à l’enquête relative au décès inexpliqué de votre frère, Jeff Niessen, décès survenu aux alentours de novembre 2031. Nous concluons à une mort naturelle, faute d’éléments qui prouveraient le contraire. Il convient d'ajouter que vu les circonstances actuelles, cette pandémie qui se perpétue et qui nous oblige à travailler en équipe et moyens d’investigation réduits conformément aux protocoles de l’état belge, ce dossier se referme hélas définitivement. Aucun recours de votre part ne pourra être entendu.
Cordialement,
Lydia Alexandru
Contrarié ? demande avec inquiétude Judith Sissau, souvent à l’affût des émotions en dents de scie de son volcanique compagnon, Max Niessen. La trentenaire qui s’évertue à préparer un frugal repas dans une cuisine sans confort composée de meubles et d’objets de récup n’entend que des jurons depuis plusieurs minutes et elle tend à présent l’oreille, la réponse de son compagnon qui se tient à trois mètres d’elle tout au plus se fait attendre.
Bien plus que ça ! Dépité, écœuré, les mots me manquent ! Pas vraiment surpris par cette « justice » qui n’en n’est plus vraiment une. Le mot justice ne signifie plus rien du tout, rien. C’était déjà un mot insipide et factice avant 2020, alors aujourd’hui, au printemps 2032… Et puis mon frère n'était qu'un éveilleur de conscience parmi d'autres, alors à quoi bon perdre son temps à enquêter sur la mort d’un ennemi de l’état, n’est-ce pas… ?
Jeff mettait en évidence tellement de choses. Trop sans doute. Il a pris des risques énormes. Il s’est mis en péril bien trop de fois, pauvre Jeff, soupire Judith sur un ton d’impuissance et occupée à réhydrater tant bien que mal poireaux et œufs lyophilisés.
Les produits en poudre sont les seules denrées ou presque accessibles à la plupart des citadins. Les aliments frais ne s’achètent qu’à un prix de dingue, du marché noir en quelque sorte, comme lors de la guerre 40-45. Nous sommes en 2032, à Mons. D’après les infos mainstream, la pandémie de 2020 n’a jamais été éradiquée, le virus ne cesse de muter et reste mortel pour la plupart des quidams qui le chope. Les états de toute la planète usent de décisions drastiques afin, proclament-ils, de limiter le nombre de mortalités : les voyages entre pays sont interdits (et même à l’intérieur d’un même état, les déplacements sont limités), une monnaie unique est opérationnelle depuis 2028, le télétravail est obligatoire, chaque individu reçoit une allocation et un ordinateur via lequel certains sites ne sont opérationnels qu’à des heures déterminées par chaque état. Partout sur la planète des éveilleurs de conscience font leur boulot, informer la population d’une manière comme une autre afin que le peuple comprenne qu’il subit une manipulation de masse et que tous les moyens sont bons à l’élite pour asservir chaque citoyen, pour exercer sur lui un contrôle maximum. La pandémie ne serait qu’un prétexte pour imposer au citoyen de chaque pays des règles de vie liberticides. Dans leur petite maison de la digue de Cuesmes, à deux pas du centre-ville de Mons, Max et Judith continuent leur conversation.
Tu le regrettes à présent, s’insurge Max. Pourtant, tu doutais de ce qu'il disait, toutes ses enquêtes qu’il ne craignait de dévoiler sur les réseaux depuis des années. Bien plus audacieux que moi, le frérot. Tu m’as si souvent dit qu’il déconnait, qu’il disait tout ça pour se donner de l’importance, qu’il perdait son temps, continue Max qui hausse le ton et qui, depuis son espace bureau, regarde Judith avec tellement d’agressivité dans les yeux. Ou bien tu débitais ça parce que tu pensais le contraire ? Une façon comme une autre de noyer le poisson ? continue-t-il sur un ton de mépris.
Max, ne cherche pas le conflit cela ne servirait à rien. Jeff ne ressuscitera pas, conclut Judith qui commence elle aussi à s’énerver car elle constate avec dépit les difficultés qu’elle rencontre pour réhydrater les légumes lyophilisés. La poudre de poireaux ne se dilue pas, elle forme de petits agglomérats gélatineux. Ce qu’elle n’ose pas avouer, c’est qu’elle vient de revendre à une voisine des gélules de vitamines contre ces lyophilisats merdiques. Les arnaques sont journalières depuis que les productions locales sont limitées. On vend même de la sciure de bois dans des sachets étiquettés lyophilisats de carottes ou poireaux ou oignons … Judith connaît toutes ces malversations sur le bout des doigts mais cette voisine lui inspirait confiance. Erreur. Elle n’ose avouer sa gaffe à Max qui trouverait dès lors un prétexte de plus pour déverser sa colère.
Je voudrais qu'il ne soit pas mort pour rien. Et puis ce n'est pas une mort naturelle. C'est un meurtre. Un meurtre ! s’écrie Max en tapant si fort son poing contre le mur qu’un des cadres tombe et se brise, laissant s’échapper une photo représentant la tour de Warande, souvenir lointain d’un lieu situé sur la côte belge qu’il est à présent interdit de visiter, puisqu’il n’est autorisé, depuis 2020, de ne circuler que cinquante kilomètres autour de chez soi. Dans le cas contraire, des drones vous ramènent illico dans l’espace militaire le plus proche de chez vous. Vous êtes alors pucé jusqu’à la fin de vos jours. Aucun recours pour faire machine arrière. Les drones sont des ordinateurs aériens, rien ne leur échappe. Ils connaissent tout de chaque individu, du parcours scolaire jusqu’au groupe sanguin en passant par l’arbre généalogique et le compte bancaire.
A suivre
Carine-laure Desguin
http://carineldesguin.canalblog.com