Micheline Boland nous propose une nouvelle "Souffle de colère"
SOUFFLE DE COLÈRE
Il a près de soixante ans. Il était enseignant, mais à présent il ne travaille plus. Après de graves problèmes de santé qui l'ont fragilisé, il a choisi de demander sa prépension. Chaque jour, il fait à pied le tour de la ville. C'est un homme de haute taille, plutôt maigre, au visage pâle, habillé
de manière classique d'un pantalon de flanelle grise, d'une chemise blanche, d'un foulard et d'une veste bleus. Il porte un masque. C'est une habitude qu'il a gardée suite à la pandémie de Covid-19. Il dit "Bonjour" à tous ceux qu'il croise, jeunes ou vieux, beaux ou laids, connus ou inconnus. Il est en colère contre ceux qui l'ignorent, qui ne lui répondent pas, qui ne le regardent pas, qui ne lui adressent même pas un petit signe de tête.
Il est en colère contre son histoire de vie. Il est de ceux qui ont perdu leurs deux parents avant d'atteindre la trentaine. Il est de ceux qui ont subi plusieurs interventions chirurgicales et ont dû bénéficier de séances de chimiothérapie. L'avenir, lui semble-t-il, ne peut guère continuer qu'à lui réserver des perspectives peu encourageantes. "On n'échappe pas à sa destinée", se plaisait à répéter sa mère bien avant son décès des suites d'un cancer. Pourtant, il lui semble adopter des comportements adéquats. Il est ordonné, ponctuel, méticuleux, économe. Il range, il nettoie, il contrôle ses écrits, il règle ses factures, il mange sainement, il fait quotidiennement des exercices de gymnastique, il prie. Il vit dans le grand appartement hérité de ses parents, il dispose chaque mois d'une pension satisfaisante et possède un pécule suffisant pour faire face à d'éventuels imprévus.
Il est en colère contre ceux qui sèment le désordre, qui salissent, qui ne respectent pas les règles, qui se livrent à des incivilités.
Ce jour-là, il a salué une petite vieille qui ne l'a pas salué en retour. Ce jour-là, il a proposé, à cette petite vieille, qu'il voyait embarrassée et hésitante face à l'escalier qui menait à l'entrée de la poste, de l'aider à gravir les trois marches. La petite vieille a refusé, l'a fixé d'un regard froid, lui a lancé : "C'est peut-être gentil, mais mêlez-vous de vos affaires. Laissez-moi en paix, bon sang !". La colère a affleuré en lui comme aurait soufflé une bourrasque de vent sur de fragiles fleurs sauvages. La colère a affleuré, mais il l'a contenue en se forçant à rebrousser chemin.
En marchant, il s'est souvenu d'incidents datant de deux ans. En une seule semaine, il avait décoché un coup de poing à un homme qui refusait de présenter des excuses à une femme qu'il venait de bousculer en rue pour tenter vraisemblablement de lui prendre son portefeuille et giflé un jeune homme qui, dans la librairie tenue par sa filleule, avait laissé des traces de chocolat sur la couverture en carton d'un livre qu'il avait parcouru tout en refusant de reconnaître les faits et d'en assumer les conséquences. Ces incidents auraient pu l'amener à passer en justice avait affirmé un copain greffier à qui il s'était confié. "C'est de la brutalité. Cela aurait pu te coûter cher. Je crois que consulter un psy te ferait sans doute du bien…", avait conclu d'ailleurs son copain.
Ce jour-là, en rentrant chez lui, il a bu un thé et a prié le Ciel d'empêcher que cette colère ne se concrétise jamais en une sorte d'éclair de folie meurtrière.
Micheline Boland