Texte 14 concours "Disparitions/Fantômes du passé"
/image%2F0995560%2F20241219%2Fob_0ba2a3_opera-instantane-2024-12-19-134428-ww.png)
Les fantômes du passé
Marguerite était délicieusement calée contre l’oreiller de son lit, un bon livre entre les mains, une boite de chocolats offerts par son futur beau-père sur la table de nuit. À chaque page, hop, une praline. Ce week-end chez ses futurs beaux-parents s’annonçait des plus agréables, tout le monde l’avait bien accueillie, observée, aidée à se sentir membre du clan. François était fier d’elle, et les compliments enthousiastes sur ses nombreux charmes – sa beauté, son chant a capella, son coup de fourchette (souligné peut-être un peu trop lourdement ?), sa connaissance des vins, sa carrière impressionnante – l’avaient presque rendu encore plus amoureux.
Respect des convenances cependant, ils avaient reçu des chambres séparées, et au fond, à Marguerite, ça ne lui déplaisait pas du tout. Un feu de cheminée crépitait avec discrétion et cassait le froid en toute élégance. Oh qu’elle était bien !
Soudain, la porte s’ouvrit, et une jeune fille échevelée et assez dévêtue entra, effrayée. Sans un bruit. Sans sembler la voir, et en tout cas ne lui jetant aucun regard. Du sang imbibait sa chemise lacérée, et avait coulé le long de ses jambes jusqu’à ses pieds nus. Ses mains, robustes et abîmées par des travaux peut-être de cuisine, lui salissaient le visage tandis qu’elle essuyait des larmes. Terrorisée, elle cherchait une issue du regard, alla à la fenêtre pour comprendre que c’était trop haut, puis se rua dans le placard où Marguerite avait soigneusement suspendu ses robes et cardigans. « Elle va écraser mes chaussures » pensa-t-elle, mais rien, aucun bruit, pas même celui des cintres dérangés dans leur quiétude.
Mais la porte fut à nouveau poussée par un homme d’âge mûr en robe d’intérieur de soie, ouverte sur ses jambes nues et également légèrement striées de sang, l’expression mauvaise au point que Marguerite dissimula son visage derrière son livre, sans penser aux yeux qui continuaient à s’écarquiller devant le spectacle. Car bizarrement, elle se sentait en dehors. On aurait dit un film muet. Mais on voyait vibrer la gorge de l’homme avec fureur, indiquant qu’il criait. Son regard rusé parcourut la pièce sans voir Marguerite, qui en fut très soulagée, ignora la fenêtre puisqu’elle était fermée, et fonça sans hésiter dans le placard.
Marguerite se demandait si appeler François ou non mais la porte du placard fut repoussée et elle vit l’homme tirant la jeune fille par les cheveux, pour enfin l’étrangler de ses mains, la laissant devant la cheminée. Il lui donna un coup du bout du pied puis s’en alla. Marguerite mit deux manons d’un coup en bouche et se redressa le cœur battant. Il n’y avait plus rien. Elle décida que quelqu’un avait fait une bonne blague et ajouté un peu de cocaïne dans la crème des pralines, et qu’elle ferait mieux de recracher les deux manons et reprendre sa lecture.
Le lendemain, descendant le bel escalier pour se rendre à la salle à manger, elle fut enfin assez curieuse pour inspecter la galerie de portraits des ancêtres de François, ma foi pas des prix de beauté, heureusement que sa mère était créole et avait apporté un peu d’attrait dans les gènes fatigués de la lignée. Et elle reconnut le vilain satire de la nuit.
« Oh, tu regardes le vieux Alphonse III ? Pauvre vieux, pas gâté par la nature mais en plus on le surnommait le loup garou, parce que les bonnes disparaissaient toutes. Sa femme – que tu vois ici, assez hideuse mais riche à point – a fini par découvrir que c’était le majordome, je pense qu’il avait assassiné une des filles… dans ta chambre, ma chérie ! Tu n’as pas eu de cauchemars, hein ? ». Et il rit…