"Fort, fort mystérieux", une nouvelle signée Ani Sedent
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Le soir tombait lorsqu’Arthur passa non loin du menhir. Le doigt de Gargantua, tombé de la main du géant après un combat épique contre les korrigans, semblait vouloir mettre en garde le jeune étudiant en histoire contre quelque sombre machination. Depuis plusieurs mois, les splendides côtes d’Armor et ses roches granitiques, auxquelles le vent semblait souffler mille histoires réelles ou imaginaires, était le centre de l’univers de ce jeune homme avide de découvrir les secrets de ce lieu magique. Ceux du château de la Roche Goyon en particulier, Fort la Latte, une merveille du quatorzième siècle perchée sur un éperon rocheux comme un défit à la mer et ses sortilèges.
Quelques cailloux roulèrent sous les pas du jeune homme alors qu’il approchait du premier pont-levis et de la barbacane, toujours prompte à défendre sont trésor d’éventuels assaillants même si quelques siècles l’avaient privée de sa herse. Arthur la traversa, passa au-dessus du gouffre qui la séparait du second pont-levis et de son châtelet gardé par deux tours, puis pénétra enfin dans la cour du château.
La lune couvrait d’un voile blanc le promontoire et son donjon, sentinelle immuable. Arthur s’arrêta au milieu de la cour et observa son environnement. Un esprit hantait les lieux, c’est du moins ce que certains affirmaient. Il n’y a pas si longtemps, le jeune étudiant se serait moqué de ces assertions, les jugeant puériles ou fantaisistes, mais depuis peu, il se posait des questions. Les nombreuses nuits passées au château, peuplées de sons étranges et de chuchotements, avaient perturbé sa sérénité coutumière.
Le jeune homme tourna la tête et posa les yeux sur la citerne d’eau. Construite sous le règne du roi Soleil, elle dormait sous une arche, face à la mer. Attiré par l’éclat de la lune se reflétant sur les crêtes écumeuses de la Manche, Arthur se glissa sous l’arche. Mais alors qu’il s’appuyait sur le rebord de la citerne, les reflets d’argent sur les vagues onduleuses perdirent leur éclat, floutées par une ombre qui absorbait la nuit en chuchotant une supplique. Soudain, fusant des strates englouties du moyen-âge, une intense lumière embrasa les pierres de la citerne.
Arthur voulu s’éloigner, mais une force le précipita au cœur de ce flamboiement, lui arrachant un long cri d’angoisse. Balloté sur d’invisibles vagues, le jeune homme finit par s’échouer au milieu du chaos. Des gens criaient et couraient en tous sens, houspillés par quelques soldats en cotte de maille et tabard, ainsi que des arbalétriers en jacque de cuir. Levant la tête, Arthur vit le donjon du château se détacher sur un ciel bleu, que quelques cumulus absolvaient de son intense couleur par leur innocente blancheur. Quelqu’un lui hurla, dans des termes fleuris et dans un français aux accents médiévaux, de se mettre à l’abri. Stupéfait, le jeune homme se précipita néanmoins sous l’arche du châtelet, notant au passage que ce dernier présentait un étage supérieur. De là, il observa la cour du château. C’était bien la même que celle qu’il connaissait, cependant, certains détails, dont une tour carrée n’était pas le moindre, la rendaient différente. Un soldat le bouscula et sortit rejoindre ses compagnons. Inquiet, le jeune homme fit comme tout le monde : il leva les yeux et scruta le ciel. Si, comme il le soupçonnait, il avait été transporté en plein moyen-âge par quelque maléfice, quel genre de menace venant du ciel ces gens pouvaient-ils bien craindre ? Tout à coup, un bruissement à l’arrière du donjon se fit entendre. Un cri terrifiant retentit et des flammes embrasèrent l’atmosphère. Dans la cour, les carreaux d’arbalète fusèrent. Sous les yeux ébahis d’Arthur, la cour s’assombrit, engloutie par la soie noire d’une ombre gigantesque. Un dragon survolait le fort en crachant un geyser de feu. Les soldats s’égayèrent vers les abris les plus proches, mais celui qui avait bousculé Arthur se précipita vers le donjon. Dans le ciel le dragon disparut un instant, ne laissant derrière lui que quelques volutes de fumée, pour réapparaître presque aussitôt au-dessus de l’imposante tour. Il cracha une bouffée rougeoyante en direction du malheureux arbalétrier, qui dérapa et s’étala de tout son long. Terrifié, l’homme se releva et tenta de rejoindre le châtelet, mais la créature à l’armure écailleuse fondit sur lui en poussant un terrible cri. Comprenant qu’il n’y arriverait pas, le soldat posa sur Arthur un regard ou la résignation le disputait à la culpabilité. Puis, alors que le dragon l’agrippait de ses serres puissantes, il disparut, avalé par l’éther. Au même instant, Arthur était aspiré au cœur d’un océan de lumière et rejeté au pied de la citerne.
Tout en contemplant la lune qui continuait sa course paresseuse dans le ciel de Bretagne, il écouta les battements désordonnés de son cœur, se demandant s’il n’avait pas tout simplement perdu connaissance et rêvé cette folle histoire. Mais une ombre s’en vint le frôler de son suaire glacé, avant de se diriger vers le donjon. Le jeune homme suivit l’apparition, qui s’évapora dans un chuchotement désespéré parmi les pierres du promontoire rocheux. Prudemment, Arthur s’aventura à sa suite, certain que ces lieux recelaient une chose importante. Un bruissement inquiétant lui fit lever la tête, mais seuls quelques cirrus perturbaient la quiétude du ciel nocturne des côtes d’Armor. Tâtonnant parmi les roches, il sentit un gros galet s’en détacher alors que quelques cailloux roulaient vers la basse-cour. Glissant la main dans le trou, il en sortit un énorme rubis, lisse et brillant, à l’ovale parfait. N’osant croire à ce qu’il tenait entre les mains, Arthur hésita. Que devait-il faire ? Inexplicablement, l’image du doigt de Gargantua pointant hardiment vers le ciel, s’imposa à lui et il emporta sa trouvaille tout en haut du donjon. Là, il la lança le plus haut possible et, tandis que l’œuf disparaissait emporté par une inquiétante silhouette drapée de fumée, le spectre d’un arbalétrier du quatorzième siècle, imprudent voleur de trésor, s’échappa sur les chemins d’une liberté enfin retrouvée.
Fort, fort mystérieux – Ani Sedent