Un nouvel extrait d’"Ainsi, je devins un vampire", par Joe Valeska
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« Dépêchez-vous, les garçons ! cria mère. Je vais bientôt servir la soupe ! »
Je m’éloignai de la maison à grands pas. Tournant la tête de gauche à droite, j’ordonnai à Camille de sortir de sa cachette. Finalement, je l’aperçus, armé d’un bâton à la main. Il se battait contre des ennemis imaginaires, là où je l’avais trouvé quand je revins de la forêt, un peu plus tôt. Je soupirai, soulagé.
Tout à coup, un animal me projeta à terre, à plusieurs mètres de là. Ma tête heurta une grosse pierre, et je sentis ma chevelure s’humecter de sang. Camille poussa un hurlement de terreur. Je pensai évidemment à un nouveau loup-garou…
« Enfuis-toi, Camille ! m’époumonai-je à demi dans les vapes. Cours !!! »
J’essayai de me remettre debout, m’imaginant pouvoir le sauver, mais mes jambes refusaient de me porter. Qui plus est, le sang coulant sur mes paupières et jusque dans mes yeux me rendait quasi aveugle. Camille hurlait… J’étais en pleurs, maudissant toute mon impuissance en tant qu’être humain. Un fragile tas d’os à peine correctement mis en place. Un puzzle d’organes, de vaisseaux et de liquides.
Pourquoi le sort s’acharnait-il ainsi ? Pourquoi aujourd’hui ? « Pas mon petit frère… » murmurai-je. Je me mis à penser à notre pauvre mère qui devait être en train de servir la soupe. Cette nouvelle tragédie, cette fois, allait la tuer… Je me mis à sangloter comme un enfant. Camille hurlait toujours. Le monstre devait jouer avec lui. « Mon Dieu, ayez pitié ! » l’implorai-je. Mais Dieu n’était pas là… Il n’avait pas fait la paix avec moi… Il n’avait fait que se montrer cruel, monstrueusement, en me faisant croire que l’harmonie allait revenir chez les Delecroix. Il jouait avec moi. Il jouait avec moi comme les dieux de l’Olympe jouaient avec cet Ulysse aux mille ruses.
Finalement, je réussis à me mettre sur les genoux et, d’une main, je pus essuyer mon visage barbouillé de sang et de larmes. Une peur panique me transperça tout le ventre, et j’entrevis la douleur des crucifiés.
Quel était ce monstre !?! Ce n’était pas un loup, et encore moins un loup-garou. Comment la Nature avait-elle pu engendrer pareille abomination ? Cette créature avait une taille impressionnante : trois bons mètres de longueur et un peu plus d’un mètre au garrot. Sa tête était énorme, faisant bel et bien penser à celle d’un loup, mais sa gueule, qui semblait pouvoir s’ouvrir démesurément, dévoilait une mâchoire digne de celle d’un grand requin blanc, avec des dents longues de dix centimètres. Son pelage était roussâtre avec une raie noire sur l’échine. Et ses yeux ! Ils étaient noirs, ridiculement petits et froids. Leur plissement cruel, seul, traduisait une malice non feinte. Je ne connaissais pas ce mot, à l’époque, mais j’aurais volontiers parlé d’un animal ‘‘hybride’’. Jamais, dans mes pires cauchemars, je n’avais vu pareille créature. Cette chose ne pouvait décemment pas exister !
Alors, peut-être étais-je toujours dans la forêt, bien plus tôt dans l’après-midi, et endormi à l’ombre d’un arbre ? Mais non, cette chose était bien là, sous mes yeux, et me fixait avec méchanceté… Pire ! Elle ricanait…
Camille essayait de ramper dans ma direction, suivi de près par cette chimère. Je ne l’entendis pas, mais je compris très bien ce que sa bouche murmurait : « Sauve-moi ! » Nous allions mourir tous les deux, c’était inévitable. Pourtant, malgré ma terreur et mon cœur brisé, je réussis à me remettre debout, pour l’amour de mon frère, pour ne pas mourir avec le sentiment d’avoir capitulé. La Bête me considéra de façon étrange. Hésitait-elle ? Bien campé sur mes jambes, qui étaient pourtant flagada, je fis signe à la créature de venir sur moi. Ce n’était pas de l’héroïsme… Je choisis simplement de mourir le premier.
« Viens ici, saloperie… marmottai-je haineusement. Je parie que tu as dévoré nos pauvres chiens… »
Le monstre se mit à grogner, se préparant à passer à l’attaque…
« ALLEZ, SALE BÊTE ! » vociférai-je.
Nous étions séparés d’une dizaine de mètres à peine. Tremblant de tous mes membres, je fis un pas en avant. J’écartai les bras, levai le menton et fermai les yeux. « Adieu, mon frère… » murmurai-je.
J’attendis… Timidement, j’ouvris un œil. J’étais toujours entier… La Bête n’avait pas bougé d’un pouce. Elle me toisait. Je soupçonnai une intelligence ‘‘cruelle’’.
Soudain, elle bondit sur mon frère, lequel poussa un ultime et pathétique piaillement. Elle lui arracha la tête d’un seul coup et l’engloutit sous mes yeux. Je fus comme transpercé par une lame. Je ne pus ni crier, ni pleurer, ni bouger. Camille était mort. De façon affreuse et rapide.
Émergeant de ma torpeur, réclamant vengeance, je menaçai la Bête, qui me chargea, déchirant mon ventre d’un puissant coup de patte. Je tombai sur le dos, tout engourdi, pensant à mon frère, à notre pauvre mère qui ne saurait jamais rien de l’épouvantable vérité. C’était la fin.
Redressant légèrement la tête, grimaçant horriblement, je vis mes intestins déborder. « C’est donc ça que nous sommes : de la viande !?! »
Il faisait nuit, l’astre solaire avait quitté le pays, et la Bête tournait autour de moi.
Si, jusqu’ici tétanisé, j’avais ignoré la douleur, je me mis enfin à hurler, de toutes mes forces et de plus en plus fort, à m’en exploser les cordes vocales. Comme pour me punir, le monstre régurgita la tête de Camille et des morceaux de nos chiens à côté de moi… Je tournai la tête et vomis.
La Bête m’attrapa par un mollet et se mit à courir. Elle m’entraîna, je crois, jusque dans la forêt de Mercoire, m’emmenant loin de maman Justine, de notre maison et de Marvejols. Je ne sentais plus rien. Ni les pierres, qui me déchiraient le crâne, ni les racines, qui me labouraient le dos. « Camille… Maman… » murmurai-je quand la Bête daigna finalement s’arrêter. Je ne pouvais plus bouger. Je ne ressentais même plus la douleur de mon ventre ouvert. Pourquoi n’étais-je pas encore mort !?!
Regarder ce monstre aller et venir, silencieux, me rendait fou. C’était peut-être son but, d’ailleurs. Chaque prédateur a son propre mode opératoire. Plusieurs fois, il vint se pencher sur mon ventre pour me renifler, me laissant espérer la fin de mon agonie. Mais non, il jouait… C’était flagrant. Ou voulait-il peut-être manger quelque chose de déjà mort ?
« Qu’est-ce que tu peux bien être ? D’où viens-tu, créature du Diable ? » marmonnai-je.
Mais un cri de douleur m’arracha à ces questions inutiles. Il ne me restait que quelques secondes à vivre. Quelques minutes, tout au plus… J’étais tellement désolé pour notre mère. Elle devait nous chercher partout.
Quand je me souvins que la Bête avait laissé mon frère et nos chiens en morceaux sur le chemin, j’éprouvai une souffrance bien pire que celle occasionnée par mes intestins à l’air. Maman Justine allait être confrontée à ce spectacle monstrueux, toute seule, et je n’y pouvais strictement rien. Elle allait devenir complètement folle.
Mais tout s’embrouillait, à présent, et les lourdes portes de la mémoire claquaient fort dans mon cerveau. Quels étaient ces prénoms qui vagabondaient dans mon esprit qui s’embrumait ? Justine, Camille… Chloé, Théo… Ces personnes représentaient-elles quelque chose pour moi ? Tout se mélangeait… J’avais même oublié la créature qui salivait au-dessus de mon visage.
Contre toute attente, la Bête poussa un hurlement et s’enfuit.