Elisabeth Chancel nous propose une nouvelle "Les mots superflus"

Publié le par christine brunet /aloys

Les mots superflus

 

 

            Valentin poussa un long soupir, comme pour exhaler l'énorme tension accumulée depuis ce matin. Quelques jours plus tôt, il avait déclaré sa flamme à Marnie. Tous deux âgés d'une trentaine d'années, ils s'étaient rencontrés lors d'un week-end de bénévolats auprès de personnes sans-abris. Plusieurs points communs les avaient rassemblés, à commencer par leur timidité. Depuis, ils avaient trouvé moult prétextes pour se voir tous les jours. Ce n'est que trois mois plus tard qu'ils avaient échangé leur premier baiser et, peu après, leurs premières promesses d'engagement.

Ce soir, une toute autre scène allait se jouer. Valentin entrait dans la cour des grands : il se préparait à sa demande en mariage. Traditionnelle et romantique, elle serait divine. Afin de ménager son effet, il s'était contenté d'un laconique et mystérieux texto : « Rendez-vous au Trente ».

 

Dès qu'elle avait reçu le message, Marnie avait compris. Elle avait répondu tout aussi brièvement : un simple cœur en smiley. En Valentin, elle retrouvait conjuguées toutes les qualités qu'elle rêvait chez un homme : tendresse, écoute, bienveillance, douceur, sincérité. Elle ne vivait plus que pour le moment où il s'engagerait pour la vie auprès d'elle. Valentin y avait encore fait récemment allusion. Si le destin pouvait la lier indéfectiblement à cet homme qu'elle aimait sans mesure, elle serait comblée de bonheur. C'est ce que Marnie s'était exclamée en relisant ce texto aussi succinct que les billets amoureux et clandestins du XIXème siècle.

 

Ce soir était leur soir. Un sourire béat sur le visage, Valentin termina d'ajuster sa cravate et passa sa main sur son costume bleu. Depuis le fameux cœur-smiley qui l'avait ému, il n'avait reçu aucun message de Marnie. Sans doute, avait-elle besoin de se préparer calmement à la nouvelle existence qu'il allait lui offrir. Après deux textos sans réponse, Valentin n'avait pas insisté.  Ils auraient tout le loisir d'épancher leur cœur au cours de cette soirée.

Peu avant vingt heures, il franchissait le seuil du restaurant très chic dans lequel il avait réservé. Il se réjouit d'être arrivé le premier et insista auprès du serveur pour obtenir une table à l'écart. Ce serait leur bulle. Le cœur fébrile, Valentin s'installa devant un verre.

Au début, les minutes s'envolèrent rapidement, puis de plus en plus lentement... Toujours seul face à un apéritif qu'il faisait durer, le pauvre homme sentait le vide s'emparer de tout son être. Une heure s'écoula. Bien entendu, comme tout homme moderne qui se respecte, Valentin avait harcelé sa fiancée de mille textos, mais ceux-ci étaient restés sans réponse. Pourtant, il ne se résigna pas. Ce n'est que vers vingt-deux heures que le personnel excédé l'incita fortement à quitter la salle de restauration.

 

Titubant comme un homme ivre, accablé, les yeux dans le vague, Valentin emprunta au hasard les rues rennaises. Lorsque la fatigue le força à s'arrêter, il se trouvait au pied d'un immeuble qu'il connaissait bien : celui où il avait maintes fois raccompagné Marnie. Telle une âme en quête d'une délivrance, il fit les cent pas sur le trottoir, incapable de détacher le regard du logement de sa bien-aimée.

Soudain, au moment où il allait se laisser choir sur le trottoir, deux femmes sortirent de l'immeuble à vive allure : la plus âgée courant après la plus jeune.

-Ma chérie ! Non, ne fais pas ça ! Tu ne vas pas tout abandonner pour un connard !

-Laisse-moi, maman, répondit la plus jeune en montant dans sa voiture.

La mère, au comble du désespoir, se jeta aux bras du seul témoin : Valentin ! Le malheureux avait perdu toute conscience du présent depuis qu'il avait reconnu la silhouette élancée de Marnie surgissant hors du bâtiment comme une furie. Le visage blafard, il regardait sans la voir la mère de Marnie qui s'accrochait à lui en le suppliant.

-Monsieur, aidez-moi, je vous en prie. Ma fille va très mal depuis quelques jours. Elle prend le volant alors qu'elle vient d'avaler plusieurs antidépresseurs. Aidez-moi à la raisonner !

Valentin reprit ses esprits lorsque le moteur de la Peugeot commença à ronronner. Il se précipita vers le véhicule de sa dulcinée et frappa violemment à la porte de la conductrice. Marnie éteignit le moteur et ouvrit la vitre. Son regard était brouillé de larmes et son visage si défait que Valentin en eut le cœur brisé. En une fraction de seconde, il oublia son épouvantable soirée d'attente.

-Que se passe-t-il ma chérie ? Que t'arrive-t-il ?

-Comment oses-tu demander cela ?, hurla la jeune femme en bondissant hors de la voiture.

Elle paraissait si outrée que Valentin fit prudemment un pas en arrière.

-Je te le demande parce que cela m'intéresse. Tu m'intéresses. Enfin, Marnie, je croyais que mes sentiments à ton égard n'étaient plus secrets...

-Arrête ton baratin, espèce de monstre ! Tu m'as trahie, abandonnée, ridiculisée !

-Je ne comprends pas, Marnie. Pourquoi te mettre cet état ? Et notre rendez-vous ?

-Ah tu veux retourner le couteau dans la plaie ? Très bien ! Parlons-en de ce rendez-vous de malheur qui était pour moi synonyme de mille promesses de bonheurs ! Tu devais me demander en mariage !

-Oui en effet mais...

-Mais tu t'es dégonflé ! Pas la peine de te justifier ! Ah, je t'ai attendue ! Ah, ça oui ! Jusqu'à une heure du matin ! Je connais par cœur chaque millimètre de la décoration de ton foutu bistrot. Le Trente là, ou je sais plus comment !

-Le... Trente ?

Valentin se trouva totalement abasourdi par le flot de paroles déversées par Marnie. Mais celle-ci ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage et le bouscula violemment :

-Allez, dégage d'ici !

En se tenant à bonne distance, Valentin tenta une dernière fois :

-Marnie, c'était ce soir notre rendez-vous ! Ce soir, le Trente novembre ! Et ce n'était pas dans un bistrot mais au Clos Champel, ton restaurant préféré et celui où nous avions convenu de nous retrouver lors de notre prochain rendez-vous. En recevant ton cœur-smiley par message, j'ai pensé que tu avais compris...

Au fur et à mesure qu'il parlait, Marnie se rapprochait de lui. Frémissante, pâle comme la mort, une main sur le ventre, elle paraissait ne pas comprendre.

-Que dis-tu ? Le Trente n'était pas un bistrot, mais une date ? Mais... mais... j'ai cru que... que tu avais changé d'avis et que tu avais trouvé un nouveau resto... J'ai cru que... Oh mon Dieu... J'ai vécu trois jours en enfer... J'ai bloqué ton numéro, j'ai supprimé nos photos... Je... je n'avais plus de raison de vivre... Je... Oh pardon...

A ces mots, Marnie s'évanouit et Valentin la rattrapa de justesse dans sa chute. La mère de la jeune femme, qui avait assisté à la scène avec un effarement croissant, poussa un cri d'horreur et se jeta sur le pauvre fiancé :

-Alors c'est vous le fameux connard ? Vous êtes venu achever ma fille, n'est-ce pas ?

Elle rythmait chacun de ses mots à l'aide de coups de poing. Valentin se protégea tant bien que mal car il soutenait en même temps sa chère et tendre. Enfin, il parvint à repousser son assaillante :

-Vous voyez bien que c'est une erreur, vieille folle ! Appelez les secours au lieu de hurler !

Marnie se mit à gémir doucement. Sa tête tournait, tout était flou autour d'elle et une seule certitude l'ébranlait : Valentin l'aimait ! Lorsqu'elle reconnut les battements du cœur contre lequel sa tête était posée, elle sourit amoureusement. Tout en embrassant la femme qu'il aimait pour la vie, Valentin se jura d'abandonner à tout jamais les textos laconiques et mystérieux !

 

 

FIN

 

Elisabeth Chancel

Publié dans Textes

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M
Quelle histoire de méprise ! J'aime beaucoup le style. Bravo, Elisabeth !
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R
Belle histoire.<br /> <br /> Merci, Elisabeth !
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E
Le malentendu qui aurait pu finir en drame !
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C
Une imprécision se retourne contre l'auteur du message. Cette intrigue est une jolie romance !
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A
Un quiproquo fort bien mené autour d'un poulet moderne, plus cuit que galant, pour cette sympathique nouvelle. Bravo Elisabeth !
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