Dernière fois, une nouvelle de Micheline Boland
DERNIÈRE FOIS
Raymond avait passé plus de cinquante ans dans le quartier. La villa qu'il y avait fait bâtir avait vu grandir ses enfants et mourir son épouse. Elle avait été témoin de son ascension professionnelle, de son bonheur familial. Depuis qu'il était veuf, je l'invitais chaque quinzaine à partager notre repas du soir. Je cuisinais alors ses plats préférés et il profitait de l'occasion pour ouvrir une des bonnes bouteilles de vin qu'il gardait dans sa cave. Raymond nous parlait de ses lectures, de sa carrière, de ses enfants, de sa femme.
Un jour, il nous dit : "J'ai pris une grande décision. Je vais aller vivre dans la résidence où ma sœur et mon beau-frère sont entrés. C'est un bel endroit. Le personnel est aimable. J'ai pesé le pour et le contre. Ma vie sera plus facile. Bien sûr, je vais vendre la villa Paradis et cela me déchire le cœur. Que voulez-vous que je fasse d'autre ? Louer ne me causerait que des problèmes. Ni ma fille ni mon fils ne veulent venir vivre ici." Il ajouta : "Ma maison va passer dans des mains étrangères… Je n'y entrerai plus, plus jamais. C'est comme si ma chère Colette, allait mourir une deuxième fois. À chaque recoin étaient attachés tant de souvenirs ! J'espère que de là-haut, elle me pardonnera sûrement car je n'ai plus l'énergie suffisante pour entretenir le jardin et le bâtiment."
Voir Raymond tellement abattu à cette idée, me bouleversa. J'en parlai autour de moi. C'est ainsi que la plus jeune de mes filles qui était dentiste décida d'acheter Paradis. Je me disais que mon vieil ami devait être satisfait de savoir sa demeure en de bonnes mains. Deux ans plus tard, quand ma fille et son compagnon furent parfaitement installés, elle organisa une pendaison de crémaillère et je la suppliai d'inviter Raymond.
Le jour J, Raymond eut un statut privilégié. Il avait été convié une heure avant les autres. Ainsi, il fut le premier à sonner à la porte. Ma fille lui fit faire le tour du propriétaire et je les accompagnai. Raymond passait de pièce en pièce, silencieux, morose. Il avait beau dire et redire : "C'est bien", son regard humide témoignait de sa déception et de sa nostalgie. Comme les invités commençaient à affluer, je terminai la visite seule avec lui. Il murmura juste : "C'est dommage, je ne m'y repère plus. Les murs abattus, les murs ajoutés, les fenêtres percées. Je suis dérouté." J'expliquai que ma fille et son ami comptaient encore faire construire une annexe puis je le laissai se promener dans le jardin. J'imaginai qu'un peu de solitude lui permettrait de trouver une sorte d'apaisement.
Mon mari me souffla : "Je crois que tu as eu une fausse bonne idée. Quand nous allons à la résidence, Raymond ne semble jamais désappointé comme il l'est cette après-midi."
J'aidai ma fille à servir les tapas et les boissons. À vrai dire, prise par mes occupations, j'en vins à oublier Raymond. Le jour allait tomber lorsque mon mari entra dans le living. Il était livide. Alors que lui et Raymond étaient allés fumer un cigarillo, le vieil homme s'était écroulé sur la terrasse. À quatre-vingt-neuf ans, il était venu mourir dans ce Paradis auquel il était attaché.
Micheline Boland
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