Fluctuat nec mergitur, une nouvelle d'Alain Magerotte
FLUCTUAT NEC MERGITUR
Le bois du bol d’air longe une rue pavée où s’érige une église du douzième siècle, un monument restauré, classé, qui a ouvert ses portes aux amateurs d’art et d’histoire.
A l’entrée du bois, un écriteau invite les passants à découvrir un lieu enchanteur: Maintes fois remodelé, le site bénéficie aujourd’hui d’une option d’aménagement qui préserve sa valeur écologique : bois de vieux saules, massifs d’épineux et de ronces, cognassiers, prairies fleuries, friches et bords de chemins odorants, mare aux batraciens, sous-bois rafraîchissants, petits potagers, verger, ruisseau. La pergola et les rampes de bois qui jalonnent le chemin sont réalisées en robinier.
Sans oublier les petits pensionnaires comme la grenouille rousse, le colvert, ou le pic épeiche.
Ce havre de paix unanimement apprécié par les amoureux du calme et de la nature fait la Une des journaux depuis quelques jours. Sur le pont de bois qui surplombe la mare aux batraciens, plusieurs corps sans vie ont été découverts. Une bien étrange affaire que celle-là. Le Nunc est bibendum, nom du bistrot qui jouxte «le bois de l’enfer» ainsi surnommé par une presse avide de sensation, ne désemplit pas. La gargote est devenue le quartier général d’une foule de curieux, des journalistes et de la police.
«Ne cherchez plus le coupable ! A qui profite le crime ? Ben à moi, tiens !» aurait pu déclarer, avec son esprit frondeur, Pol, le patron du bibendum, un gros bonhomme jovial, féru d’auteurs grecs et latins, à un point tel, qu’il a donné à ses deux fils, issus d’un mariage heureux avec Hélène, les prénoms de Virgile et d’Homère. Drôlement accro, Pol !
Mais, l’homme n’a pas trop le cœur à rire. L’hécatombe du petit bois l’affecte d’autant plus que la première victime était un de ses meilleurs clients : René Cuzan, dit cul sec ou, pour parodier Lucky Luke, «l’homme qui levait le coude plus vite que son ombre». Cul sec cultivait un potager situé non loin du bistrot. Tous les jours, vers dix-sept heures, il venait s’enfiler quelques p’tits blancs en guise d’apéro, pendant que son épouse, la patiente Adèle, l’attendait pour le dîner.
«Allons donc, comment pourrait-elle en vouloir à un homme si câlin, si attentionné, qui n’avait pas hésité à délier les cordons de la bourse pour lui offrir un four à micro-ondes… fort pratique en somme pour réchauffer son repas quand il rentrait tard le soir, éméché…»
Le jour fatal, René était tellement bourré, qu’il était repassé par le bois, pensant que le bon air de l’endroit le ragaillardirait. En fait de retapage, il fut retrouvé avec l’intérieur du corps calciné, comme s’il avait inhalé un puissant insecticide par le biais d’un aérosol. Les cadavres suivants allaient présenter le même symptôme.
L’os est particulièrement dur à ronger pour le commissaire Didier Leclebs car, il n’y a pas de lien entre les victimes qui se différencient tant au niveau de l’âge, que du sexe ou du statut social. Dans son bureau où s’entassent en piles compactes procès-verbaux et dossiers en attente, il médite sur l’opportunité qu’il a d’épater les hautes instances s’il mène à terme cette enquête difficile. Une occasion de redorer un blason quelque peu terni.
Mais, pour l’instant, les inspecteurs Mireau et Lelouche, qui le secondent, piétinent dans leurs recherches. Il les convoque d’urgence. Les mains croisées derrière le dos, il arpente le bureau de long en large. L’absence de résultats dans l’enquête lui donne une humeur de chien. Ces deux-là risquent de lui faire louper LE COUP de sa carrière.
L’aboiement n’est pas une exclusivité canine, le commissaire Leclebs en fait une démonstration éclatante :
« JE NE VOUDRAIS PAS ÊTRE À LA PLACE DE CE FILS DE P... LE JOUR OÙ IL TOMBERA ENTRE MES PATTES ! »
Le ton est toujours agressif lorsqu’il s’adresse à ses subalternes :
« Alors, vous deux, quoi de neuf ?
- Euh... s’enhardit Mireau, nous avons un onzième macchabée sur les bras... ce matin...
- Quoi ! braille Leclebs, encore un ! Je suppose qu’il n’existe aucun lien, si ce n’est... »
Il s’interrompt, fusillant du regard un Lelouche penaud, qui avance timidement :
« ... Brûlé de l’intérieur ! Il s’agit d’un fonctionnaire, je vous rappelle que les autres...
- Oh, ça va, je connais la liste par cœur. Dites-moi, mes gaillards, faudrait peut-être enclencher le turbo... j’ai des comptes à rendre, moi ! Jusqu’à présent, pas le moindre indice, pas la plus petite piste. Vous passez votre temps à compter les morts… vous êtes pas engagés comme comptables !
- On fait ce qu’on peut, commissaire... répond Mireau, déconfit.
- Ce n’est pas assez ! »
Afin d’atténuer le feu de la colère de son supérieur, Lelouche intervient à nouveau. Son air de conspirateur fait penser à un joueur de cartes prêt à abattre un atout dans une partie tendue à l’extrême.
« A propos, Pol, le patron du bistrot, m’a signalé avoir entendu un curieux remue-ménage durant la nuit précédant la découverte du premier cadavre...
- Quoi ? Qu’est-ce que… pourquoi pas me l’avoir dit plus tôt ? s’irrite le chef.
- Ben, le gars ne s’est pas levé, il était trop fatigué. Donc, il a entendu, mais rien vu… il m’a cependant assuré qu’il y avait du monde dans le bois…
- Ouais, encore une fois, on n’avance pas ! » Leclebs continue de faire les cent pas en maugréant.
Lelouche insiste, tenant absolument à faire l’intéressant :
« Notez, commissaire, que je ne le sens pas vraiment ce gars-là. C’est un faux jeton. Il emploie des mots à double sens et s’exprime dans un jargon incompréhensible. M’étonnerait qu’à moitié qu’il ait des choses à cacher. Tiens, le jour où je l’ai cuisiné, je l’ai entendu causer en étranger à un de ses copains. Il parlait d’un client... qui était heureux d’avoir fait un grand voyage... un certain... Ulysse, je crois... ça, il l’a dit dans notre langue, c’est peut-être un indice... affaire à suivre ?
- Qu’est-ce que vous me chantez là ?
- Ben... l’Ulysse en question... c’est peut-être la clé de l’énigme... sinon pour quelle raison aurait-il parlé de lui dans un drôle de charabia ? D’abord, va falloir vérifier si c’est son véritable nom, ensuite...
-… Assez de blabla, allez me surveiller ça de plus près... »
L’air s’est enveloppé des fragrances d’un printemps cédant volontiers au renouveau d’une nature en ébullition. Une résurrection qui contraste avec la mort rôdant dans les environs.
Les inspecteurs sont en faction, dans une voiture banalisée, près des entrées principales du bois. Ils communiquent au moyen de talkies-walkies hauts de gamme. Mireau au sud, grille une énième cigarette tandis qu’au nord, Lelouche se coule dans la quiétude ambiante. Il est tiré de sa léthargie par l’arrivée inopinée de Pol.
« Alors inspecteur, on s’endort dans les délices de Capoue ?
- ...?... Hein, qui c’est celle-là ? Et d’abord, que faites-vous ici ?
- J’éprouve le besoin de respirer un peu, fessus sum laborando...
- ...?...
- Mon épouse a pris le relais pour quelques instants. Ex quo tempore ibi estis ?
- Ecoutez mon vieux, je ne comprends rien à votre baratin...
- C’est du latin. Une langue prétendument morte, pourtant…
- Ouais, ça suffit, dégagez maintenant, je bosse, moi !
- D’accord, d’accord… en fait, je voulais vous avertir, inspecteur, que, malgré les appels à la prudence lancés par les médias, j’ai aperçu deux jeunes gens pénétrer dans le bois... je ne voudrais pas qu’il leur arrive malheur...
- Y a longtemps ?
- Une bonne heure... j’espère qu’ils ne seront pas expédiés ad patres... je veux dire... j’espère qu’on ne les retrouvera pas morts, comme les autres !
- ... Ou morts... comme votre latin ! »
«Et toc ! Je l’ai mouché cette fois » jubile Lelouche.
Suzon et Charles-Ferdinand forment des projets d’avenir. En fin d’études d’option professionnelle, la belle se destine à la couture. Le jeune homme, issu d’un milieu bourgeois aisé, termine des études d’assistant social afin d’aider les plus démunis. L’attrait de l’inconnu le pousse vers cette voie.
Main dans la main, ils foulent le sentier de terre battue qui mène au pont de bois. Passant devant un cognassier, le garçon tombe en arrêt, admiratif.
« Oh, des coings ! J’en cueillais dans le parc qui ceinturait l’immense propriété de grand-mère... hum... j’en ramenais des seaux entiers pour qu’elle fasse des confitures. Bon sang, ils ont le même effet, sur moi, que la madeleine de... »
« ... Brel !... coupe Suzon, fière d’étaler ses connaissances.
- Mais non, de Proust, ma chérie. Charles-Ferdinand lui pose un tendre baiser sur les lèvres. «Cognasse» pense, en même temps, le petit pète sec en s’emparant d’un coing qu’il roule entre ses doigts.
« ... Il y a toujours un coing qui me rappelle…
- Ah ça, c’est Eddy Mitchell ! » dit-elle spontanément, certaine cette fois, de ne pas se tromper.
Leur balade les conduit jusqu’au pont où ils s’enlacent, perdus dans un océan de bonheur. Ensuite, accoudés sur la rambarde, ils admirent le magnifique spectacle qu’offre le soleil couchant qu’ils prennent à témoin pour susurrer les promesses éternelles.
Soudain, une odeur âcre se répand, devenant vite insoutenable. Elle provient d’un tuyau qui, tel le périscope d’un sous-marin, émerge du centre de la mare aux batraciens.
Cette pestilence provoque chez les tourtereaux des quintes de toux, suivies de vomissements. Les yeux rougis, ils portent la main à la gorge, la bouche grande ouverte comme pour mieux happer l’air, si nécessaire à la vie. Un air subitement devenu un ennemi mortel piquant, brûlant, tuant...
Suzon et Charles-Ferdinand s’affalent sur le pont et, aussitôt, l’odeur se dissipe dans la douceur de cette soirée printanière, en même temps que le tube disparaît au fond de la mare.
« Allô requin bleu... allô requin bleu... insiste Lelouche en hurlant dans son appareil.
- Voilà, voilà, pas de panique, je suis là, poisson d’avril... si on ne peut plus aller pisser en paix... que se passe-t-il ? répond Mireau, excédé.
- Le patron du Bibendum m’a signalé la présence d’un homme et d’une femme dans le bois... tu ne les aurais pas vus sortir ? s’inquiète Lelouche.
- Wabada bada, wabada bada…
- Tu te crois malin ?
- Si on peut plus détendre l’atmosphère…
- C’est vraiment le moment…
- Bon… ceci dit, j’ai vu personne… y a longtemps ?
- Une bonne heure environ… »
Lorsqu’ils découvrent les corps de Suzon et de Charles-Ferdinand, les inspecteurs sentent une chape de plomb s’abattre sur leurs épaules, un sentiment d’impuissance les envahir. Rompus de longue date à affronter le pire, ils craignent cependant les foudres à venir du commissaire Leclebs.
« J’en connais un qui va être content... soupire Mireau.
- Tu parles... » lâche presque en choeur Lelouche.
« Monsieur le Ministre vous attend » fait la jeune secrétaire de cabinet. Elle arbore un large sourire ainsi qu’un cardigan en cachemire.
Le Ministre de l’Intérieur, Jean Dorant, s’avance, une main franche tendue vers le commissaire Didier Leclebs.
« Monsieur le commissaire général de la PJ, bonjour !
- Euh... pardon, Monsieur le Ministre,... commissaire tout court... balbutie le roquet.
La secrétaire s’éclipse, refermant la porte derrière elle.
« Comment donc ? Malgré vos états de service, vous n’êtes encore que commissaire… » Il se met à compulser sommairement un dossier épais qui repose sur un sous-main défraîchi.
«Il se paye ma tête, après les fleurs, je vais avoir droit au pot» pense Leclebs.
Sachant que l’attaque est la meilleure défense, il prend les devants.
« Au sujet de l’affaire du bol d’air, Monsieur le Ministre, nous sommes arrivés dans une phase dissuasive importante. Après cinq jours au cours desquels on ne pouvait plus compter les morts sur les doigts des... deux mains, j’ai décidé de modifier le système de surveillance. Les résultats se sont avérés au-delà de toute espérance : plus de maccha... euh... plus de cadavres sur les bras depuis quarante-huit heures… »
Le Ministre répond, évasif :
« C’est bien Leclebs, c’est bien. J’ai pris connaissance de cela dès mon retour d’un grand voyage dont je reviens très content... »
Le commissaire questionne à brûle-pourpoint :
« ... Comme Ulysse ? Monsieur le Ministre...
- ... Je constate mon cher Didier, vous permettez que je vous appelle Didier, que vous ne manquez point de références culturelles. »
L’autre, confus :
« Oh, vous savez, Monsieur le Ministre, je ne fais que mon boulot, c’est mon job de savoir... euh, vous permettez... une petite question... voyagez-vous toujours sous votre véritable identité ?
- Dites-moi, cher ami, je suis, me semble-t-il, soumis à un interrogatoire serré. Je ne vois pas où vous voulez en venir, quelle question saugrenue... bien entendu, je voyage toujours sous ma véritable identité, pourquoi en irait-il autrement ?... Qu’importe, je ne peux vous en vouloir de conserver constamment l’esprit en éveil. N’est-ce pas l’apanage d’un bon flic ? D’ailleurs, je pense que votre dossier se trouvera en ordre utile pour cette promotion au grade de commissaire général de la PJ… »
Le brave Leclebs n’en croit pas ses oreilles. Mais il est à cent mille lieues d’imaginer que le meilleur reste à venir.
Jean Dorant prend un air grave. Il pose les coudes sur son bureau et joint l’extrémité de ses doigts, signes annonciateurs qu’il se prépare à tenir un discours, une spécialité des gens de sa corporation.
« Didier... par votre occupation professionnelle, vous êtes bien placé pour savoir que nous évoluons dans un monde de brutes où le pouvoir et l’argent sont intimement liés. La guerre économique que nous livrons à d’autres nations fera un jour ou l’autre, c’est une certitude, des perdants. Il n’est pas question de nous retrouver dans la peau de ceux-ci. Evoluant dans un pays aux ressources naturelles limitées, pour ne pas dire inexistantes, il nous faut dès lors user d’astuces, d’esprit d’entreprise, de créativité... vous me suivez ?
- Tout à fait, Monsieur le Ministre...
- Alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous vendons la mort pour... garder la vie. » Il marque un temps d’arrêt afin de ménager ses effets, puis reprend :
« ... Des contrats sont en passe d’être signés avec des pays lointains où les dirigeants, très riches par la grâce des ressources naturelles dont le sous-sol de leur territoire regorge, sont confrontés aux nombreux problèmes inhérents à une surpopulation engendrant pauvreté et conflits ethniques... c’est de l’une de ces régions que je reviens. J’y suis allé négocier le nouvel équipement que nous venons de mettre au point. Restant en contact permanent avec le directeur de mon cabinet, celui-ci m’a tenu au courant de l’évolution des effets positifs de cette expérience capitale… mais je parle, je parle jusqu’à la déshydratation… Didier, désirez-vous boire quelque chose ?
- Non, merci, Monsieur le Ministre. »
Le flic se dit qu’il a bien affaire au prototype du politicien. Jean Dorant emprunte le chemin des écoliers au lieu d’aller droit au but.
Le Ministre se sert un verre d’eau qu’il vide d’un trait.
«... Nous avons donc mis sur pied, avec la collaboration de nos plus éminents savants, un système d’élimination sournois, silencieux, mais terriblement efficace, qu’il fallait, bien entendu, tester. Pensez donc : la propagation d’un produit toxique qui ne laisserait aucune trace. Un de nos chercheurs, le professeur Hopplynus, a ainsi concocté un insecticide à l’échelle humaine dont voici la composition... »
Il tire un papier de sa poche sur lequel sont griffonnés quelques mots.
«... Du dichlorvos, ester phosphoré avec action anticholoinestérasque et du chlorure de méthylène. Des techniciens de premier choix, je vous ferai grâce des détails, ont donc expérimenté cette arme redoutable dans le bois du bol d’air. La mise en place de ce système sophistiqué a duré toute une nuit. Un laps de temps de cinq jours s’avérait nécessaire pour vérifier l’efficacité du produit. »
Leclebs est atomisé.
« Enfin, Monsieur le futur commissaire général de la PJ... si, si, j’y tiens plus que jamais… sachez que j’ai exigé que cette enquête soit menée par vos bons soins. Je m’étais souvenu qu’un éditorialiste vous avait joliment défini en une formule : fluctuat nec mergitur… vous le champion incontesté des affaires classées sans suite… alors, une de plus ! N’ayez crainte, le bon peuple se lassera vite, comme toujours. Aujourd’hui, il descend dans la rue, demain chacun vaquera à ses occupations quotidiennes. Pour résister à la pression immédiate, dites que, comme pour l’assassinat d’Albert Loos, le président du parti de l’opposition, l’affaire suit son cours. Sur ce, au revoir et merci, Monsieur le futur commissaire général de la PJ… »
Didier Leclebs et Jean Dorant se serrent la main. Finalement, la fatuité du premier s’accommode plutôt bien de l’orgueil du second.
Vanitas vanitatum et omnia vanitas... dirait Pol.
Alain Magerotte
Nouvelle extraite de "Tous les crimes sont dans la nature"