Georges Roland nous propose une nouvelle: "Juste avant l'impact"

Publié le par christine brunet /aloys

Juste avant l’impact

 

La baie est magnifique, le matin. Le soleil pointille l’eau de reflets nouveaux, comme pour une parade dans la Cinquième Avenue. C’est grisant, de se trouver si haut, face à l’océan Atlantique, on se sent maître du monde. À droite, la grande statue lutte de son quinquet contre l’immense lumière qui envahit la ville. Vers la gauche, la vue est obstruée par le profil de la deuxième tour.

Heitor s’est assis dans le grand canapé, face à la fenêtre panoramique où l’a conduit l’assistante du grand patron. Gail Pendreszki lui a proposé un café, puis l’a abandonné à son émerveillement.

Très vite, Heitor concentre son esprit sur la baie. Le visage de Belén est apparu dans le reflet de la vitre. Belén, affriolante Porteña argentine, rencontrée au mariage d’un ami commun ; Belén dont il partage la vie depuis dix ans, qui l’attend à São Paulo avec leurs deux enfants.

Chaque année, la compagnie dont il est le directeur pour l’Amérique du Sud, organise une réunion en mars et en septembre. C’est pour Heitor l’occasion de retrouver ses homologues européens et asiatiques, et de passer en célibataires trois jours dans la ville qui ne dort jamais.  Comme les autres sont originaires de l’hémisphère nord, ils s’amusent des bévues de Heitor à propos des congés. Chez lui, septembre marque le début de la bonne saison, la perspective des vacances en février sur son voilier au large de l’île São Sebastião, la pêche avec Raul, l’ainé de ses fils, tandis que Belén et le petit Manoel nagent dans les eaux claires de l’océan.

Gail vient d’entrer dans la salle, suivie par les deux confrères européens, le Français Jean L’Estaffe et l’exubérant Ukrainien Georges Parchenenko. Les inséparables noceurs. Ils accusent déjà les stigmates d’une nuit bien arrosée, qui leur vaudront une remarque sévère de Milton A. Abrams, CEO de la compagnie.

Effusions, café, attente. Les Européens n’ont que faire de la vue sur la baie, l’esprit encore embrumé de relents de bourbon et de rye. Les commentaires salaces à propos de la croupe de l’assistante semblent plus faciles à formuler que l’apologie d’une merveille de la nature. D’ailleurs, n’en est-elle pas une, cette créature de rêve ? Déesse fardée, manucurée, aux formes généreuses et aguichantes, quasi intouchable, Gail représente l’idéal masculin d’opulence et d’érotisme. Il faut dire qu’ici, on ne s’attend pas à trouver des fleurs sauvages et de vertes prairies. Ici règnent le béton, la finance et les affaires. La puissance et le sexe. Le cœur de l’univers bat dans les rues de cette ville, exclusivement. C’est depuis ces deux tours gigantesques qu’il irrigue le reste du monde.

Jean L’Estaffe raconte d’une voix chevrotante comment il a débarqué à JFK hier après-midi. Ses bagages perdus dans l’immensité des chaînes de récupération, puis le passage à la douane, la suspicion inébranlable des agents. Vous venez aux States pour affaires ? quelles affaires ? Quelqu’un vous attend ?

Ils sont vraiment paranos ! Ces gars voient des terroristes partout !

Georges Parchenenko renchérit avec la déclaration à remplir dans l’avion, avant même d’atterrir : non, je n’importe aucune denrée alimentaire, ni fruit, ni légume… À croire qu’ils ont peur qu’un pépin de pomme infecte leurs états ! Comme si quelqu’un pouvait les attaquer avec un quartier d’orange andalouse !

— Ils me demandent avant chaque vol d’indiquer si c’est moi qui ai fait ma valise, indique Heitor. Trente minutes d’entretien privé avec un inspecteur US. Comme si nous étions des malfrats ou des comploteurs.

La somptueuse Gail leur propose de renouveler les boissons, mais ils refusent : le café va couler à flots pendant toute la matinée. Elle leur annonce aussi l’arrivée de monsieur Milton A. Abrams, la réunion pourra commencer dès que le directeur coréen, décidément toujours en retard, montrera le bout de son nez.

Après son départ, Georges se penche à l’oreille de Heitor.

— Tu crois qu’elle couche avec le patron ?

— Évidemment, intervient le Français. Comment veux-tu, autrement, parvenir à un poste de cette importance ? Je suis persuadé que Milton Abrams couche avec toutes les têtes pensantes de Wall Street.

— Avec un nom pareil, il doit être juif, non ?

— Bah, à mon avis, quatre-vingt-dix pour cent des habitants de cette ville sont juifs.

— Tant que ça, tu crois ?

L’esprit d’Heitor virevolte encore par-dessus l’océan, vers le visage de Belén, le doux tangage du voilier au large de São Paulo, les cris des enfants qui jouent sur le pont. Elle porte un chemisier léger, noué sur ses seins, et une jupe fendue jusqu’à la hanche. Son regard est bien plus intense que les yeux de glace de Gail. Comme il aimerait baiser ces lèvres, la prendre dans ses bras. Belén ! Puis les commérages de ses collègues le ramènent à la réalité.

— Dis donc, c’est bientôt les vacances pour toi, persifle le Français. Ton yacht est prêt, les cannes briquées, les appâts sélectionnés ?

— Comme chaque année, répond-il distraitement. Et toi, où vas-tu ?

— Je reviens de Grèce, mon vieux. Un paradis ! Des courts de tennis fabuleux, un parcours de golf de toute beauté… J’y retourne l’an prochain.

L’arrivée de Lee Soo-chan, le directeur coréen, dispense Heitor de poursuivre cette conversation oiseuse. La belle Gail les conduit dans la salle de réunion, sur la façade nord. La vue n’y est pas si grandiose, mais ici, on va parler de retour sur investissement, de rentabilité et de budget, sans se préoccuper de la qualité du site. La session doit débuter à neuf heures précises, et Milton prévoit d’office une demi-heure de mise au point préalable avec ses quatre directeurs régionaux, durant laquelle il peut les invectiver à loisir, pour leur confirmer sa suprématie. Ensuite, on fera entrer les financiers. Un rituel immuable.

Heitor a un dernier regard pour cette baie magnifique, qu’il contemple du haut du quatre-vingt-quinzième étage de la tour nord.

Il est huit heures trente. La ville ronronne à quelques trois cents mètres plus bas. Heitor est heureux ; bien que tant éloigné de Belén, il voit encore son visage dans le reflet de la vitre, elle lui sourit tendrement

— Amorcito, te quiero tanto, vuelve pronto a la casa.

— Eu também o amo, Belén. Eu retorno logo. Oui mon amour, je reviens vite vers toi, je te le promets.

Leurs échanges se font tant en castillano qu’en brésilien.

En franchissant la porte de la salle de réunion, Heitor éprouve soudain une étrange sensation. Il le connaît pourtant bien, ce lieu, pour y être venu deux fois par an depuis si longtemps, pour y avoir passé des heures tantôt exaltantes, tantôt fébriles. Mais cette fois, il a une appréhension, comme si une force intérieure lui interdisait d’entrer.

Les autres ont pris place autour de la grande table, ouvrent leur ordinateur portable, recherchent le fichier qu’ils ont soigneusement préparé. Lui, doucement, se dirige vers la fenêtre. Un châssis bien plus étroit que celui de la grande salle d’attente. En se penchant, la partie gauche de la presqu’île, devant lui, ressemble à une mer houleuse et grise, sillonnée de petits coléoptères jaunes. Plus loin, la grande île, les quartiers résidentiels, l’aéroport. L’idée d’un avion le ramène vers São Paulo, vers Belén.

Le ballet incessant au-dessus de JFK retient un instant son attention. Derrière lui, le CEO de la compagnie fait une entrée remarquée, suivi de son assistante et de deux secrétaires. — Messieurs, je vous en prie, servez-vous de café, invite Gail avant de s’asseoir à la droite du patron.

Heitor ne parvient pas à quitter la fenêtre. L’impression étrange de tout à l’heure le reprend. Il sent que quelque chose de neuf va se passer. Va-t-on faire une grande annonce concernant la compagnie ? Des dégraissages ? Des fermetures d’agences ? Mais, confusément, il a le sentiment qu’il ne s’agit pas de la compagnie, que c’est là, dans le rectangle de la fenêtre, que cela se joue. Les lointains départs et atterrissages de jets retiennent son attention.

Comme lors de ses voyages au cœur de l’imaginaire, qui le mènent invariablement vers Belén, l’entourage s’estompe, il ne voit plus qu’un écran sur lequel se projette son rêve.

Des avions. Qui décollent, qui atterrissent. Le ciel de septembre est bleu encore d’été et de chaleur. De grands albatros scintillants survolent les abords de la ville. L’un d’entre eux semble s’orienter vers downtown. Heitor se rappelle son arrivée de la veille, où l’avion s’était présenté par l’est, à l’entrée de la baie, avait semblé foncer vers la presqu’île. Il avait ensuite obliqué vers la droite, vers une des pistes de l’aéroport, offrant ainsi aux voyageurs la plus belle perspective du monde : Manhattan.

L’avion s’est approché. Heitor se rend compte qu’il n’a pas décollé à JFK, puisqu’il est incliné vers l’avant, en phase d’atterrissage. Heitor se tourne vers la table, où Milton vient de lancer les débats. L’entame consiste à invectiver d’importance le directeur ukrainien, qui se fait tout petit. Puis, tout à coup :

— On ne vous dérange pas dans vos rêveries, monsieur Dos Santos ?

— Excusez-moi, monsieur, je regarde cet avion. Il vient droit sur la ville.

— On n’en a rien a fiche, de cet avion ! Votre place est là, parmi vos confrères. J’ai d’ailleurs deux mots à vous dire à propos des comptes brésiliens.

Heitor ne bouge plus. Il est fasciné par la carlingue d’argent, qui capte le soleil d’est, qui grossit, semble narguer la ville.

— Il vient vers les tours, il vient sur nous ! Ce n’est pas possible, pourquoi ne l’arrête-on pas ?

Il a crié. Les autres se retournent, regardent la fenêtre comme un écran, eux aussi. Le Boeing est si près qu’on l’entend hurler sa rage. Les manipulateurs du monde réunis dans la salle se lèvent tous, écarquillent les yeux, c’est un thriller qui passe à la fenêtre : un avion gigantesque leur tend ses ailes. Gail ne peut retenir un cri, et les deux secrétaires se tassent sous la table, suivies du Coréen. Jean et Georges n’ont plus conscience de la réalité. Ils restent bouche bée devant ce spectacle hallucinant. Devant la vitre, tout en fixant le cockpit de cette bombe lancée vers lui, Heitor a une dernière pensée pour Raul, Manoel, puis Belén.

Jo te quiero también, Belén. Eu retorno logo. Je reviens tout de suite.

 

Juste avant l’impact.

 

Georges Roland

www.georges-roland.com

 

 

Publié dans Nouvelle

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C
<br /> On s'y attend et pourtant la surprise joue. Sobre et poignant. Un excellent moment de lecture.<br />
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C
<br /> Remarquable ! <br /> <br /> <br /> vanitas vanitatum, et omnia vanitas !<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> Une lecture tranquille qui me laissait présager une révélation sur le monde de la haute finance, j'étais curieux. En quelques lignes, Georges ou Heitor m'ont plongé dans l'horreur!<br />
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P
<br /> Les derniers instants avant ...<br /> <br /> <br /> J'aime beaucoup !<br />
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S
<br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> à la fois sobre et haletant ... <br />
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M
<br /> Bravo Georges ! Je trouve ta nouvelle fort bien écrite et captivante.<br />
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M
<br /> J'aime beaucoup ce mélange fiction/réalité... nous sommes bien le 11 septembre 2001, Georges ? Bravo !<br />
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C
<br /> Cette histoire m'intrigue et je reviendrai la relire une seconde fois<br />
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