Henri Puffet nous propose un extrait de son roman "La mise entre parenthèses"
L’air gardait toujours cet arrière-goût un peu insolite de résine et de sous-bois, et la journée s’annonçait agréable et lumineuse. Quand j’ai freiné devant la maison ronde, j’ai reçu le sourire candide et amical de Carole. Sur la table de la cuisine, attendaient deux sacs à dos moyens, garnis de victuailles et de boissons. On y a ajouté une veste et un chandail pour chacun, ainsi qu’un duvet et une chaude couverture, puis on a tout rangé dans le coffre de la Datsun. Carole a fait sortir son chat, bouclé la maison, après quoi nous sommes partis. Nous avons traversé la petite ville à moitié déserte au soleil levant et mis le cap à l’ouest. La perspective d’une randonnée en montagne me remplissait de bien-être, et je conduisais doucement, me délectant comme d’une friandise de la calme fraîcheur du matin. Les pâturages et les forêts de sapins s’enfuyaient derrière nous. Ma passagère paraissait perpétuellement contente, presque radieuse. C’est moi qui ai rompu le silence :
- Tu sais, depuis notre rencontre, j’ai été frappé par ton visage. On dirait que tu es heureuse en permanence. Le bonheur suinte de tes gestes, de ta façon d’agir et de parler. Il m’est déjà arrivé de croiser des gens qui respiraient le bien-être, mais chez toi, c’est tellement flagrant. Presque rare. Du bonheur chronique.
Elle s’est contentée de répéter une phrase de la veille :
- L’extérieur est le reflet de l’intérieur, aucun mystère là-dedans.
- Possible. Tu as toujours été comme ça ?
- Depuis plusieurs années, oui. A peine si je m’en rends compte. C’est machinal, un art de vivre pratiquement involontaire…
A quelques nuances près, Richard l’alpiniste m’avait donné cette impression. Comme une parenté d’attitudes.
- C’est fantastique.
- Non, a-t-elle corrigé. C’est normal. Je me sens bien, je trouve la vie passionnante et belle.
- C’est une chose entendue, mais bon, il y a bien des mauvais jours, des périodes d’amertume où les choses ne tournent pas rond, où tout semble aller de travers…
- En effet, ça arrive. Mais je me contente de voir venir, avec le sourire. Parce que je sais, d’une manière inébranlable, que demain sera un autre jour et que finalement tout ira bien. Je ne me tracasse jamais.
- C’est remarquable. Mais, excuse-moi d’insister, il peut arriver à n’importe qui de choper une sale maladie, d’avoir un grave accident, ou de subir des déconvenues importantes…Cela ne te toucherait pas ?
Sa réponse a fusé sans l’ombre d’une hésitation :
- Non. Pour la bonne raison que ça ne m’arrivera pas.
- Alors là, tu m’épates ! ai-je apprécié en la dévisageant.
- Si je t’affirme cela, entre nous, c’est uniquement parce que ma voix intérieure m’a souvent assuré que rien de négatif ne pourrait m’arriver. J’y crois dur comme fer. J’ai conscience d’être protégée. Et certains faits me l’ont prouvé.
Là encore, ma compagne renforçait, sans s’en douter, mes réflexions du mois précédent. Mais, pour elle, cela semblait d’une telle évidente simplicité qu’elle paraissait avoir banni toute espèce de souci de son existence. Il fallait quand même le faire… Car, on avait beau savoir qu’en fin de compte, on s’en sortirait toujours, cela n’empêchait pas de se tourmenter à tout bout de champ, que ce soit à cause d’une relation problématique, d’un pépin de santé, ou d’un tas de menus détails qui nous collaient à la peau comme une vieille gale.
La route s’était mise à onduler et à sinuer largement. Imperceptiblement, nous approchions de magnifiques reliefs teintés de bleu et de vert sombre. Carole reprit :
- Pour peu que tu regardes les choses en face et examines le script de ta vie passée, lucidement, honnêtement, tu constates que tout s’est toujours arrangé pour le mieux – même si, sur le coup, tu ne l’as pas bien saisi -, tu t’aperçois aussi que le fait de t’être angoissé ou inquiété n’a eu aucun impact sur le dénouement de tes problèmes. Aucun ! Les circonstances évoluent de la même façon et aboutissent aux mêmes résultats, que tu te tracasses ou non. C’est hyper important. Dans ces conditions, sachant cela, tu ne t’en fais pas.
- Plus facile à dire qu’à faire, comme on dit. Cela semble relever de la gageure.
- C’est un pli qui ne se prend pas trop difficilement, crois-moi…
- Oui, pour toi, qui es particulièrement fortiche.
- Non, Jean. C’est à la portée du premier venu. Seulement, il faut le décider. Et s’y tenir…
Je me régalais de notre dialogue. Carole résumait, avec son style simple et transparent, sans emphase, tout ce que j’avais mis des mois à absorber. Elle peaufinait mon initiation. J’étais submergé de gratitude et d’admiration. J’ai laissé ses dernières phrases s’infiltrer en moi par capillarité, puis :
- Tes explications sont claires. Et je suis persuadé que tu as raison. Tu sais à quoi tout cela m’amène à penser ? Si l’humanité entière était comme toi - rends-toi bien compte de ce que je dis, si tel était le cas, ce serait un grand bonheur, et à brève échéance il n’y aurait plus de problèmes dans le vaste monde. Or, il existe tellement de gens dont le métier est de vivre des problèmes des autres. Comme les papillons vivent de nectar, ou les vautours de charognes. Un grabuge phénoménal, une crise sans précédent dans l’histoire de l’humanité ! Imagine-toi ! On ose à peine y songer : tous au chômage et sur la paille, les psychologues, les psychiatres, et tous les autres psys, les curés, les fabricants et les marchands de médicaments. Sûrement aussi les avocats, les juges et consorts. Incroyable, quel ramassis de population tout d’un coup sans emploi. Que faire de tous ces braves gens ? Ah oui, j’allais oublier les médecins et le personnel des hôpitaux, car je suppose que tu es du genre à ne jamais tomber malade…
Henri Puffet
La mise entre parenthèses