L'auteur de cette nouvelle ? Edmée de Xhavée !
De bons poireaux, ça demande du travail (Edmée – auteur mystère)
Il se demandait comment il en était arrivé là… Josiane pelletait furieusement, repoussant cheveux et terre hors de sa bouche avec des pffffft réguliers et humides. Sous le vieux t-shirt taché de café, sa poitrine gesticulait comme si deux bébés chimpanzé y étaient accrochés. Un peu vers le haut, un moulinet vers la gauche, un soubresaut en piqué….
Lui, il tenait le sac poubelle, hébété. Il lui semblait que le contenu commençait déjà à sentir, et deux mouches tentaient d’y pénétrer afin de pondre une bordée d’œufs qui ne connaîtraient pas la faim. La dernière chose qu’il avait vue était l’avant-bras droit, presque arraché à l’épaule par le travail de sauvage de Josiane, sur lequel la fameuse petite tache en forme de cœur lui avait ramené le souvenir de rires et de lendemains imaginés, couchés sur le lit. Laurette et lui.
Bien sûr, il avait toujours su qu’il ne quitterait pas Josiane. Il ne pouvait pas se le permettre. Laurette savait qu’il était marié. Quand ils évoquaient ces lendemains de bonheur hypothétique ensemble, il jouait à « et si seulement…. ». Sincère, oui. L’amour courait dans ses veines, sa moelle, emplissait son cerveau et les pores de sa peau. Mais il jouait à et si seulement. Et au bout de 5 ans, Laurette avait cessé de réagir à la magie de ces jours futurs encore plus irréels que la licorne. Son voisin de palier, disait-elle, lui avait réparé le chauffe-eau. Puis lui avait fait avoir, par son boulot, un nouveau téléviseur énorme pour presque rien. Ca avait été suivi d’une caisse de champagne qu’il avait gagnée et qu’il avait partagée avec elle parce que pour lui tout seul…
Il revenait de chez elle de plus en plus abattu. Laurette allait lui fermer sa porte et devenir sourde à ses coups de fil, tout comme l’avaient fait Agathe et Pierina des années plus tôt. Il retrouvait Josiane, ronflant la bouche ouverte, les chimpanzés affalés sous le vieux pyjama déformé, et gardait les yeux ouverts toute la nuit, le cœur battant avec désespoir jusqu’au bout de ses doigts. Au matin, il était gris. Et Josiane se lamentait de ce qu’il ne fichait plus rien.
Elle savait, bien sûr. Ses sentiments et désirs, elle n’en avait cure. Elle trouvait des avantages certains à la situation : il avait cessé de lui pincer les fesses ou de se « réjouir » d’aller au lit ; il ne lui demandait plus d’écouter un poème qu’il lui lisait avec une voix d’acteur ; elle avait bien des soirées de paix pour regarder ses feuilletons favoris. Mariée sans les inconvénients de la compagnie, si on excluait la lessive et le repassage – qu’elle faisait rarement. Mais là… voilà qu’il devenait un problème sérieux.
Elle l’avait affronté. Avait feint la stupeur, la douleur, la rancœur – quoi ! de nouveau ! - l’envie de suicide, les évanouissements, la crise de nerf, l’apathie, la perte d’appétit. Pour enfin le mettre au pied du mur. Elle ou moi. Et elle savait qu’il entendait clairement « elle et tes frusques et rien d’autre, ou moi et l’affaire familiale de papa ». Tout à fait perdu, la vie au bord d’un précipice, il avait consenti à « essayer de faire comprendre à Laurette petit à petit ». Comment aurait-il pu dire que c’était lui qui avait peur de la perdre depuis quelques mois, sans avoir l’air d’un imbécile en plus ?
Et il n’avait rien osé dire… Tétanisé, il attendait que quelque chose se passe, qui le libèrerait de devoir prendre une décision.
Ses vœux furent exaucés. Josiane avait abordé Laurette au marché, lui avait demandé une explication en tête à tête. « Tes ennuis sont finis ! » avait-elle dit sans ironie au retour. Sur le siège passager, Laurette avait l’air endormie si ce n’était un peu de bave rose qui se mouvait encore lentement sur son menton et un tournevis enfoncé dans la tempe. « Encore un mauvais moment à passer et puis on n’y pensera plus » avait-elle ajouté pendant qu’ils découpaient ce corps qu’il avait tant aimé dans la baignoire, nus pour ne pas salir leurs vêtements. Et il coupait. Sciait, cassait, forçait, tordait… Il ne savait plus penser.
Et puis il avait regardé Josiane qui pelletait avec l’énergie d’une pompe à pétrole dans la plate-bande où on allait bientôt piquer les poireaux comme chaque année, se couvrant de sueur et de terre. Et quand la bêche avait crissé contre ce qu’il pensait être une grosse pierre, il avait vu le sommet d’un crâne qui s’échappait d’un vieux tapis méconnaissable. Son cœur et sa respiration s’étaient unis dans une immobilité affreuse alors que le crâne se tournait lentement vers lui, les dents exhibées dans une joie obscène. Pierina ou Agathe ? Josiane avait levé les yeux vers lui et marmonné entre ses lèvres « Oui… au moins elles nous ont fait les meilleurs poireaux du quartier… autant qu’elles servent à quelque chose ».
Une fois la terre remise en place, il avait fini de penser à jamais. Josiane se cambrait en arrière, lasse et en sueur, les mains terreuses appuyées contre ses reins, et elle lui souriait.
« Allez ! Je te fais un bon café bien fort et demain, tu n’y penseras plus ».
Edmée de Xhavée
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