L'invité d'Aloys, Bernard Lyonnet, nous propose un extrait de "Venise au coeur"
Dès que je le pouvais, je quittais les réalités du Bella Riva. Je me précipitais avec la ferveur du jeune amoureux épris d’une belle mystérieuse. Je ne vivais pas dans Venise, mais juste à côté. Cette petite distance rendait plus fort encore mon désir de voir la ville. Ma soif de Venise ne faiblissait pas. Je partais chaque fois sur ce navire de rêve, via Punta Sabbioni et le Lido, dans une fièvre anxieuse de découverte. Ce départ dans la lumière du matin avait des allures d’embarquement pour Cythère. Le trajet sur le motonave était un passage délicieux d’attente et d’espoir, comme une épreuve imposée par une belle souhaitant vérifier l’ardeur de son amant.
Le voyage n’était jamais le même mais je commençais peu à peu à prendre quelques habitudes. Dès le départ du motonave, je choisissais le bon côté de l’embarcation qui me permettrait de guetter dans les meilleures conditions l’apparition de la cité, toujours différente selon les jeux de la lumière et de l’eau.
Brumes de hammam. Caresse bleutée. Métal gris. Clarté délavée. Lumière grisâtre. Grisaille grisante. Eclats orangés. Dorure verdie. Bleu tendu et clair. Clarté voilée. Eclats retenus. Fusion d’ors. Lueurs volcaniques. Déchirures jaunies. Silences embrumés. Ailleurs. Clapotis. Nulle part. Rêve qui flotte. Palais en partance. Défi des constructions. Palais flottant sur l’eau. Vaguelettes taquinant les bordures des quais. Reflets de soleil léchant les façades.
J’avais ma place, parfois difficile à conquérir, à l’avant du vaporetto de la linea una, là où l’on reçoit en plein visage, avec l’air frais et poisseux, les images mouvantes des façades de palais basculant dans le large S du Grand Canal.
J’avais aussi mes stations de vaporetto et mes circuits préférés. J’avais mes calli, mes églises, mes mercerie, mes campi, mes bacari, qui étaient autant d’îlots stables où je reprenais mon souffle parmi les nœuds étourdissants du dédale. Je m’y posais avec la sérénité amicale d’un habitué.
Venise restait pour moi, une coulée sauvage de beauté explosée dans un chaos grandiose, un entassement complexe propre à défier un esprit cartésien. La ligne droite était bannie dans cette ville-escargot, recroquevillée sur ses calli et ses rii. Sa grande avenue d’eau elle même se tortillait comme un serpent.
Enchevêtrement de murs, de ponts, de calli et de rii. Encastrement de toits. Profusion des églises. Variété des portes, des fenêtres. Mélange des époques et des styles : Roman, gothique, Renaissance, classique, baroque, byzantin, vénéto-byzantin, palladien, néo-gothique. Amoncellement d’œuvres d’art dans les rues, dans les églises, dans les musées. Ruissellement de beauté. De ce désordre naissait une harmonie.
Comme si cette accumulation ne suffisait pas, les Vénitiens avaient hissé sur le sommet des toits, de petites cabanes en bois où prendre le frais. Cette abondance donnait le vertige. Je retrouvais le calme dans des oasis discrètes cachées au cœur de la ville : Le premier étage du Fondago dei Tedeschi, la Cour des Comptes duCampo San Angelo.
Venise n’avait rien d’un musée. Elle bougeait, elle vivait. C’était une ville de mouvement, née elle-même du mouvement des hommes, des migrations osées cherchant refuge sur les eaux, puis des aventures lointaines vers l’Orient. Elle continuait à vivre son passé et entretenait sa grandeur.
Elle était profusion de mobilité. La foule glissait comme une rivière dans les mercerie, comme une marée sur la Piazza. Elle vivait, reproduisant au cœur du rêve les activités habituelles d’une ville normale. Des péniches charriaient du sable, du ciment et des poutres, d’autres ramassaient des poubelles. Des pinasses apportaient des fruits, des légumes. Des embarcations livraient des poissons. Des ambulances, des vedettes de la police ou des pompiers, parcouraient les canaux. On voyait glisser sur les eaux des piles de caisses, des cartons de bouteilles, des matelas, des fleurs ou des pianos à queue.
Venise avait été le carrefour des grands flux commerciaux de la planète. Où affluaient aujourd’hui les touristes, avaient afflué autrefois porcelaines, textiles, soie, thé, épices et or. Elle avait été le grand bazar entre l’Occident et l’Orient, édifiant ses palais sur sa richesse. L’Orient avait apporté son or et laissé son préfixe.
Venise avait gardé ce parfum d’Orient et ces accents de bazar. Ils étaient là, dans la courbure des fenêtres byzantines, le rythme des arcatures, la polychromie des marbres enrichis de dorures, l’agitation des marchés et des mercerie animés comme des souks, la douceur indolente des campi dominés par les campaniles tels des minarets, l’embrasement doré des coupoles de San Marco.
J’évitais quelque temps encore l’approche de la Basilique, du Palais des doges et autres lieux, où tout le monde allait et où je devrais bien me rendre un jour.
Pour le moment je poursuivais mon errance parmi les ombres et les lumières des calli et des campi, avançant avec la conviction de me rendre en un lieu précis qui allait certainement m’être révélé sous peu. J’avançais avant de me perdre de nouveau.
Je ne pressais rien, profitant des petits trésors dévoilés par mon vagabondage : madones recueillies, enchâssées dans des tabernacles grillagés animés de veilleuses vacillantes, patères vénéto-byzantines, médaillons et blasons nobiliaires figés dans la pierre, margelles de puits ou de citernes comme autant de bouches mystérieuses.
Je respirais des relents de lessive, des odeurs de cuisine, des bouffées d’encens et de pipis de chats. Je surprenais la sarabande des reflets de soleil s’agitant comme des lucioles pour taquiner l’ombre d’un vieux pont voûté. Je tentais de créer des liens avec les chats errants, à défaut de communiquer avec les lions de pierre. Je cueillais des éclats de conversation échappés d’une fenêtre ouverte, une chansonnette italienne lancée par une radio dans un quartier désert, le sifflotement joyeux d’un artisan heureux dans son ouvrage. Parfois même, un air d’opéra, redondant, trop italien pour être vrai, véritable musique d’accompagnement du rêve que je me sentais vivre.
Venise, elle aussi, était trop belle pour être vraie. Elle était un rêve naviguant sur les eaux, une fusion de la terre et de l’eau, un mirage dans les nuages. Elle mélangeait images et reflets, se dérobant sans cesse dans les contorsions de ses canaux et de ses ruelles, dans ses changements de lumière, dans ses touffes de brume ensoleillée.
Je m’accrochais à des réalités banales pour mieux approcher ses secrets. Incapable de la saisir dans sa globalité confuse, j’étais attentif à chaque détail, persuadé qu’il pouvait contenir un message.
J’avançais au hasard dans ce dédale. Ce long cheminement solitaire devenait un parcours initiatique dont je devais guetter les signes. Ce désordre devait avoir un sens. Parfois des emblèmes ou des armoiries apparaissaient comme des balises. Un chat m’invitait à le suivre. Un porche s’ouvrait sur un jardin fleuri. Parfois perdu sans espoir dans l’imbroglio des calli et des rii, s’ouvrait au bout d’un canal noir, une vision d’infini bleuté.
Cette beauté complexe cachait un royaume qu’il me fallait découvrir. Ses éclats de splendeur évoquaient le temps figé dans l’éternité.
La cité qui flottait sur les eaux semblait venir du ciel. La grâce infinie de la ville était d’une essence divine.
Bernard Lyonnet
Extrait de "Venise au coeur"