La mort de Thérèse, Maurice Stencel
La mort de Thérèse.
Mon père est mort sans savoir que ma femme était morte depuis plus de six mois, que les nouvelles que je lui donnais à son sujet était fausses. Lorsqu'il croisait l'infirmière dans le salon, il me disait:
- Durant quelques minutes, je ne l'ai pas reconnue.
- Elle a changé, comme nous tous. C'est l'âge.
- C'est l'âge, oui.
Il retournait se mettre au lit. L'infirmière pouvait faire sa toilette et lui donner ses médicaments. La plupart ne servaient à rien mais durant des années il avait eu chez lui, sur une console, devant le poste de télévision, une grande variété de flacons dont il avalait le contenu, liquides ou pilules, dans un ordre déterminé, et selon un horaire précis. Il n’avait plus pour longtemps à vivre, le médecin me l'avait laissé entendre. Si l'infirmière avait cessé de lui en donner, il en aurait été profondément perturbé.
Il avait commencé à déraisonner d'une manière étrange, mais est-ce qu'il en est qui ne le sont pas? Une nuit, il avait ouvert la fenêtre de sa chambre, et il avait crié qu'il ne se rendrait pas.
- Vous ne m'aurez pas, jamais!
C'est un de ses voisins qui m'avait téléphoné le lendemain matin. J'ai persuadé mon père de venir vivre
chez moi. Après quelques jours, il avait retrouvé sa sérénité, et j'ai eu le sentiment qu'il était heureux.
A midi, nous nous attablions dans la cuisine pour manger. Souvent, lorsqu'il était en face moi, il me regardait attentivement, et il secouait la tête.
- Quel âge as-tu? Laisse-moi deviner. Tu as déjà quarante ans. Est-ce que Thérèse va venir nous rejoindre?
- J'ai cinquante cinq ans, papa. Thérèse n'est pas là.
La scène se répétait régulièrement mais je m'efforçais de ne pas m'énerver. Ensuite, c'était pareil à chaque fois, il me racontait en détail des évènements survenus durant sa jeunesse en accordant autant d'importance à des vétilles qu'à des incidents qui avaient marqué sa vie. Tous les vieillards atteints de la même affection agissent ainsi, m'a-t-on dit. C'est le début de la sénilité. Est-ce que moi aussi, je finirai comme lui?
Parfois, par contre, il me faisait des reproches avec animosité. Il me reprochait d'avoir été un mauvais fils, de ne l'avoir jamais aimé. Je lui répondais avec véhémence jusqu'à ce que je me souvienne qu'il était malade.
- Oui papa, tu as raison.
Thérèse était morte depuis six mois. Je le lui avais annoncé par téléphone le jour de son décès, et il avait pleuré. A l'époque, il était encore chez lui, et je lui téléphonais tous les jours.
Mon père était veuf depuis vingt ans. Il vivait seul. J'étais sa principale distraction. J'ai compris que sa
santé mentale se dégradait lorsqu'il m'avait demandé des nouvelles de Thérèse quelques jours après que je lui avais annoncé qu'elle était morte. A chaque fois que je l'appelais, il me disait:
- Oui, je me souviens bien d'elle. Comment va-t-elle?
Si bien que je répondais qu'elle allait bien.
- Comme d'habitude.
Et il arrivait que je lui donne des détails quant à ce qu'elle avait fait ou ce qu'elle avait dit. Il m'arrivait de penser que ce n'était pas seulement à lui que je m'adressais. Je n'inventais pas ce que je lui disais. Les faits que je lui relatais, et à moi aussi par conséquent, étaient réels. Ils s'étaient produits lorsqu'elle vivait encore.
Thérèse aussi avait perdu la raison avant de mourir. Cela s'était fait lentement. Au début, elle s'obstinait sur des détails sans intérêt, je le lui disais, et nous finissions par nous disputer. Un jour cependant, à un carrefour, alors que nous nous apprêtions à traverser parce que les feux étaient passés au vert, elle m'a retenu par le bras.
- Il y a quelque chose?
- Non. Mais où va-t-on?
- Voyons, Thérèse, ne me dis pas que tu as oublié. Nous allons chez le chausseur. En face.
Elle s'est accrochée plus fort à mon bras.
- Je veux rentrer.
Elle a répété: je veux rentrer, et j'ai vu son regard vaciller.
Désormais une zone d'ombre s'était installée entre nous. C'est ainsi que je définissais nos silences, et nos regards qui se fuyaient. Je me disais: il faut que nous nous parlions sinon notre couple va se défaire, rongé par notre peur de parler, et d'autant plus vite que, par amour, nous avons peur de nous blesser.
Mais le comportement de Thérèse s'est modifié Ce n'était pas de la distraction, c'était plus que cela. Quelque chose d'indéfinissable. Par exemple, elle qui était d'une minutie quasi rituelle, elle mettait les couverts dans un ordre parfait mais elle oubliait de cuire le repas. Elle devenait imprévisible dans les actes les plus simples.
Je le lui faisais remarquer en riant comme s'il s'agissait d'une plaisanterie, et elle riait avec moi.
Un jour, je suis rentré du bureau au début de l'après-midi, Thérèse était en pyjama, et elle s'est serrée contre moi.
- Fais-moi l'amour.
Jamais, elle ne s'était conduite de cette manière. Elle dont il m'arrivait de regretter qu'elle soit si pudique, elle avait eu des gestes qui m'avaient surpris et exaltés tout à la fois. C'est elle qui nous avait conduits jusqu'à la jouissance.
Je rentrais du bureau de plus en plus tôt pour des retrouvailles dont il faut bien reconnaitre qu'elles étaient d'abord sexuelles. Et d'autant plus excitantes qu'elles n'attendaient plus la nuit des époux routiniers pour s'exprimer.
C'était une période étrange. Un jour, j'ai acheté en même temps que mon quotidien, une revue pornographique. Nous l'avons feuilletée côte à côte. Jamais, je n'ai ressenti avec autant de vigueur à quel point, Thérèse était à la fois ma femme et ma propriété. A la pensée qu'elle pourrait accueillir un autre homme dans son lit, la rage me soulevait la poitrine. J'avais envie de la tuer.
La plupart du temps, c'est elle qui décidait du jour et de l'heure où nous faisions l'amour. On eut dit, tant elle y mettait d'invention, qu'à chaque fois elle se livrait à une expérience. J'avais le sentiment de devenir un objet sexuel qu'elle découvrait avec surprise.
- Thérèse, tu ne penses pas.…
Je ne savais pas comment le dire, et elle, elle me regardait comme si j'étais un étranger qui s'efforçait de lui faire des propositions inconvenantes.
Un jour, alors qu'à moitié nue elle m'avait poussé sur le lit mais qu'elle s'était refusée à moi au moment où je m'étendais sur elle, je me suis écartée en l'insultant.
- Tu agis comme une pute. Ou comme une folle, et moi, j'en ai assez.
Elle s'est mise à pleurer.
Je crois que je l'ai violée ce jour-là, et c'est elle qui ne voulait plus que je m'écarte.
Durant la nuit, j'ai à peine pu dormir, je me répétais: elle est malade, elle est malade, il faut l'obliger à consulter un médecin. En même temps, je me demandais pourquoi ?
Je me persuadais que son comportement était identique à celui que j'avais connu durant de nombreuses années. Un peu de distraction, des mots qu'on oublie, des propos curieux qui sont comme la marque d'un esprit original. Sinon que les moments d'absence, s'ils n'étaient pas très longs, étaient plus nombreux.
Je me disais qu'un peu d'organisation, un peu de vigilance de ma part, l'amour que je luis portais, aboutiraient à rendre notre vie aussi naturelle que possible. Je me disais que chez de nombreux couples, ce qui me paraissait hors de la normalité convenue était le lot quotidien depuis toujours, et n'étonnait personne. Ou faisait leur charme.
La nuit, ou dès que j'avais envie d'elle, ce n'était pas nécessairement la nuit, nous nous livrions à ce que j'aurais appelé, il y a peu de temps encore et avec envie probablement, des débordements sexuels. Si elle s'y refusa d'abord, c'est elle ensuite qui avait les gestes et les exigences qu'on espère parfois de sa maîtresse. Je n'avais qu'à commander, et elle obéissait.
Il m'arrivait de le ressentir lorsque j'étais au bureau, et c'est comme un jeune époux surpris de sa propre exaltation que je rentrais chez moi.
Une nouvelle vie s'offrait à nous. Je ne pouvais plus me passer de Thérèse. Il n'y a pas si longtemps, je me demandais si la routine n'était pas en train de ronger
notre union, et s'il ne valait pas mieux dès lors songer à refaire ma vie avec une autre.
Aujourd'hui, je comprends le sens de ces mots qui me faisaient sourire: je l'ai dans la peau.
Thérèse est morte sans s'en rendre compte. Elle a eu un léger soubresaut, puis elle s'est raidie. Durant des jours entiers, je ne suis pas sorti de chez moi. J'étais prostré et je pleurais. J'espérais que si je m'efforçais de pleurer et de rester sans bouger, moi aussi je deviendrais fou
Le soir, je téléphonais à mon père qui était veuf et seul depuis vingt ans. Je ne pense pas qu'il ait eu une maitresse de tout son veuvage. Est-ce qu'il aimait sa femme à ce point.
Lorsque le voisin de mon père m'a appelé pour me dire que mon père perdait la raison, j'en ai été heureux. Chez moi, désormais, chacun d'entre nous poursuivait le monologue qui lui tenait à cœur sans que l'autre n'en soit surpris. Nous nous parlions, et comme dans la vie réelle sans doute, mais sans hypocrisie ou faux semblant, il n'était pas nécessaire de nous écouter. Il parlait de lui, de sa femme, je ne suis pas sûr qu'il avait conscience qu’elle avait été ma mère.
Il la dépeignait avec amour, souvent il répétait qu'elle était belle. Ou bien il m'interrogeait sur Thérèse, et Thérèse avait la vie que je lui inventais au travers de mes réponses. Etait-ce de l'invention?
Quant aux nuits, elles étaient consacrées aux tortures que je m'infligeais jusqu'à l'apaisement de mon corps.
Et qui reprenaient jusqu'à ce que je sombre dans le sommeil.
Thérèse était née le 14 septembre. Le jour de son anniversaire, j’ai débouché une bouteille de champagne et j'ai demandé à mon père s'il voulait que je l'aide à se lever. Son regard était plus vif qu'à l'habitude.
- Est-ce que Thérèse est là?
- Thérèse est morte, papa.
- J'ai quelque chose à lui dire.
Mon père dépérissait. Je savais qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Je ne sais pas si j'appréhendais sa mort ou si je la souhaitais. Je ne comprenais pas qu'un vieillard puisse vivre plus longtemps qu'un être jeune qui est censé avoir une longue vie devant lui pour accomplir, plus tard sans doute, ce qu'il n'avait pas eu le temps d'accomplir durant sa jeunesse. En réalité, je lui reprochais la mort de Thérèse qu'il aurait pu échanger contre la sienne.
- Thérèse est morte, papa. Tu entends, elle est morte.
J'ai répété:
- Elle est morte, morte.
J'ai dû le faire entrer à l'hôpital où, m'a-t-on dit, il attendrait sans souffrir la fin qui était proche. Il disposait d'une chambre pour lui seul, et une infirmière le veillait constamment. C'était une jeune femme attentive, et d'une santé triomphante.
Ce soir-là, le médecin m'avait fait savoir que mon père ne passerait probablement pas la nuit, et j'ai décidé de veiller à ses côtés. Je lui serrais le poignet pour lui
transmettre les flux de ma propre vie, et J'avais la sensation qu'il en avait conscience.
- C'est la fin.
L'infirmière était penchée au dessus de lui. A travers sa blouse de nylon, je distinguais son corps. Je ne sais pas si c'était l'atmosphère de cette chambre, la lumière mate qui venait du mur et marquait d'ombres nos visages, l'odeur de désinfectant, et la présence de ce cadavre qui avait été mon père, mais je voyais sa lourde poitrine à peine dissimulée par un mince soutien, ses cuisses pleines et serrées, et j'avais envie de la toucher. Elle m'a regardé un moment, peut-être qu'elle attendait quelque chose, j'ai pensé à Thérèse, puis elle s'est écartée en disant:
-Il est mort.
Maurice Stencel