LE BLOGUE D’AURÉLIE COLHOMB, une nouvelle de Georges ROLAND

Publié le par christine brunet /aloys

 

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LE BLOGUE D’AURÉLIE COLHOMB

Bonjour, bienvenue sur le blogue d’Aurélie Colhomb, artiste peintre.

 

Dimanche, 13 octobre

 

Beaucoup de gens prétendent que mes peintures ne valent rien, et que ce que je fais n’a aucune valeur. J’en suis vraiment triste, parce que je suis sûre qu’ils mentent. Ils sont seulement jaloux de mon succès. Aubin m’a dit de ne pas m’en faire pour ces critiques : l’important, c’est de vendre ses toiles.

Le jour de mes dix-huit ans, j’ai remis à mon grand-père une série de dessins que j’avais faits pour lui à l’occasion de son anniversaire. Il y avait des motocyclettes rouges avec des roues vertes et jaunes, puis des chiens qui pissent contre des réverbères, mais là j’avais un peu dépassé avec les couleurs, et puis des paysages de derrière la maison de campagne de mes parents, avec des vaches dans le pré et des moutons bruns.

Mon grand-père a regardé les dessins, puis il s’est exclamé à l’adresse de son fils, c’est-à-dire mon père :

« Crénom, Eudes-Frédéric, cette petite a une patte. Il y a là-dedans de quoi se faire du blé. »

Mon père a étudié mes dessins avec l’application que la nation entière lui connaît, les a déposés bien droits sur le manteau de cheminée pour prendre du recul, a encore tendu le cou en arrière, puis a déclaré pensivement :

« C’est vrai que j’en parlerais à Aubin Richel, et avec une petite mise de fonds préalable, il y a matière. J’ai le sentiment qu’on se prépare un bel avenir avec Aurélie. »

Eudes-Frédéric Colhomb, mon père, donc, est une figure politique importante dans la région, et a déjà maintes fois été appelé au secours de la nation. De plus, vaillant capitaine d’industrie, il a su développer confortablement l’affaire créée par mon grand-père, Cyrille-Eudes Colhomb.

C’est ainsi que je me suis retrouvée dans le bureau de monsieur Aubin Richel, promoteur d’art et propriétaire d’une galerie de grande renommée.

 

Lundi, 14 octobre

 

Comme vous savez tout sur ma biographie, j’ai plutôt envie de vous parler de mes créations. Aubin (on s’appelle par nos prénoms, bien sûr) m’a dit que c’est dans la quantité qu’on trouve la qualité. Il vaut mieux rater dix dessins, pour n’en garder qu’un seul. Un jour, il m’a pris par l’épaule :

« Tu vois, petite, parmi dix navets, je me fais fort d’en trouver un à leur fourguer au prix maximum, crois-moi. »

Alors, comme une bonne élève, je me suis mise au travail. Un dessin par jour, un dessin retenu par mois. C’était, selon Aubin, une bonne moyenne ; mais le volume de nos poubelles augmentait sensiblement.

Il avait raison. Mes dessins se vendaient bien. Il faut dire que je soupçonnais un peu grand-père d’avoir arrosé copieusement à la ronde. Il arguait du fait qu’il ne faut pas négliger le budget communication, primordial pour toute entreprise.

Au bout de deux années, j’étais devenue la coqueluche des amateurs d’art, et plus particulièrement des investisseurs. Je passai donc naturellement du dessin à la peinture, puisque cela se vend plus cher. Le désagrément principal fut irrémédiablement l’augmentation du volume des sacs alignés tous les deux jours devant la maison. Les éboueurs commençaient à nous regarder de travers.

C’est là qu’Aubin a eu une idée de génie.

« On va te créer un personnage, faire de toi une icône de l’art pictural.

― J’aime bien les gothiques, lançai-je bravement. Mais je suppose que ça ne cadre pas…

― Au contraire ! s’exclama Aubin. C’est génial ! Un maquillage outrancier, un chapeau de sorcière, on va faire de toi un épouvantail d’Halloween. Gothique à souhait. Avec cette image-choc, nous allons monopoliser l’attention de tous les médias. Nous allons t’identifier à tous ces jeunes en rupture de bienséance, te donner un look. Ce n’est pas tout. Tu vas me faire une trentaine de dessins de toiles d’araignée, j’en retiendrai une pour ta prochaine affiche. Je ferai préparer quelques phrases-types que tu glisseras dans la conversation des vernissages. »

Je fréquentai depuis ce jour des échoppes de fringues de seconde main, passai au barbouillage de kohl et rimmel, pris l’habitude de marcher pieds nus et de boire des sodas énergétiques.

Inutile de préciser que grand-père n’a pas aimé ma nouvelle présentation.

 

Mardi, 15 octobre

 

Je sais, je vais plus vite que les dates de mon blogue, mais il faut tout de même que je vous explique. Et puis les dates se génèrent automatiquement et je ne sais pas comment les changer.

Ce matin, Aubin m’a annoncé que vu l’essor de mes ventes, j’étais devenue le poulain le plus vendu de son écurie, et que, par conséquent, il m’offrait la résidence au sein de son organisation. Un bureau pour moi seule, jouxtant un atelier de deux cents mètres carrés, où je pouvais travailler en toute quiétude. J’étais devenue sociétaire des galeries Aubin Richel, une sorte de reine incontestée, adulée, dont les admirateurs épient les moindres balbutiements.

Je courais les expositions, hantais les vernissages, jetais des autographes sur toutes sortes de supports, embrassais des petits enfants comme une souveraine en Joyeuse Entrée, on cherchait à me toucher le chapeau, à me prendre en photo, on s’arrachait mes toiles…

Comme l’avait prévu grand-père, les Colhomb se faisaient du blé. En douce, ils avaient fondé une société à but extrêmement lucratif, regroupant le père et le fils, ainsi qu’Aubin Richel, subitement incorporé dans la famille.

Et je peignais, je dessinais. Une toile par jour, trente par mois. Un dessin mensuel retenu, promu, vendu. Le reste, à la poubelle.

Je me lançai alors dans les traces, nouvelle technique picturale particulièrement intéressante. Mon père réussit à se procurer chez un des plus grands fabricants de peinture, quelques décalitres de fond blanc crème, que j’élus immédiatement. Le blanc crème allait devenir ma signature.

Le premier jour du mois, j’enduisais les fonds de trente toiles de ma peinture fétiche, puis laissais sécher. À partir du trois, je commençais les traces : projection de confiture de fraises au moyen d’un lèche-plats en caoutchouc, passage subtil de la joue couverte de poudre de riz, collage d’une dizaine de miettes d’un pain aux sept céréales, ajustage d’une carte de téléphone portable usagée, et d’autres encore.

Grâce aux bons offices d’Aubin et de son organisation, ce fut le délire. On ne parla plus que de moi dans la presse. les gens s’arrachaient mes œuvres et ma notoriété dépassa les frontières. C’était grandiose. Je me demandais à quel moment j’entrerais à l’Académie. Première femme peintre élue à l’unanimité, avec un discours de bienvenue prononcé par Roger Maschin, dans la plus pure tradition : « Bon appétit, madame l’académi-cienne. »

 

Mercredi, 16 octobre

 

Grâce aux traces, j’arrive à réaliser trois toiles par jour. Aubin est vraiment satisfait. Il a imaginé un marché parallèle, de figurines diverses à mon effigie, vente de chapeau de sorcière et ligne de fards et cosmétiques divers, reproductions de mes originaux, réunions et causeries auxquelles j’assiste ou que j’anime. Il appelle ça le « merchandising ». Grand-père est aux anges, et papa m’encourage en me promettant pour très bientôt une distinction bien méritée. Enfin Immortelle ? Son influence dans les diverses académies n’y sera pas étrangère. Je suis sûre en tous cas, que la pérennité de notre nom est assurée. À ce propos je ne comprends pas les artistes qui usent de pseudonymes pour célébrer leur dons.

 

Jeudi, 17 octobre

 

Un admirateur m’a demandé aujourd’hui laquelle de mes toiles je préférais. Je ne savais que lui répondre ; moi, je fais des traces, des blancs crèmes, des dessins, sans plus. S’il faut encore choisir parmi tout ça ! J’aime tout, voilà. Même ce qu’Aubin m’ordonne de jeter à la poubelle. Je serais bien incapable de préférer l’une ou l’autre. Qu’importe, d’ailleurs, puisqu’on les achète.

 

Vendredi, 18 octobre

 

Mauvaise journée. J’ai lu plusieurs articles dans des journaux médisants, où il est dit que ma peinture ne vaut rien. Que tout est creux. Que mon blanc crème, ce n’est rien de plus que ma vision du néant. Que mes traces ne valent pas celles de Rachel Houlenberg, qui expose chez Perron. Que je suis une baudruche remplie d’air vicié. J’en ai marre. Ce n’est pas juste. Cette pimbêche d’Houlenberg n’a aucun talent, je le sais bien. C’est Aubin qui me l’a dit. Pendant un mois, je ne signerai plus d’autographes et je n’irai plus aux vernissages. Je dirai que Rachel s’appuie sur les autres. Je dirai qu’elle se contente de copier-coller les idées d’artistes méconnus qui viennent lui présenter leurs œuvres.

Aubin m’a dit que ce n’est pas une bonne idée.

 

Lundi, 21 octobre

 

Passé une fin de semaine épouvantable. Papa fâché, grand-père qui fait la gueule, et Aubin qui ne cache pas sa déception. Houlenberg a raflé le prix de l’académie, et mes ventes descendent en flèche.

Pourtant j’ai vu ses toiles, à cette Rachel de malheur. Je ne leur trouve rien de mieux qu’aux miennes. Je me demande même si les critiques n’ont pas raison. Elle doit copier les œuvres de ses admirateurs. Ou alors elle se contente d’en découper des morceaux pour les coller sur ses propres toiles. Sans doute a-t-elle aussi un meilleur promoteur. Je m’interroge sur l’opportunité de prendre contact avec Perron, peut-être la société Aubin Richel est-elle au bout de ses possibilités. J’en parlerai sérieusement avec papa.

 

Mardi, 22 octobre

 

Grand gala d’ouverture de la nouvelle galerie Aubin Richel. J’en suis l’invitée d’honneur, et ce coup de pouce doit redémarrer ma carrière. J’arbore mes plus beaux atours : chapeau énigmatique, maquillage de scène, haillons scrupuleusement sélectionnés et, bien sûr, les pieds nus et la canette de PitBull. Je dispense des sourires, en attendant de distribuer des autographes. Grand-père n’a pas lésiné sur les moyens, et cette fois, Aubin a consenti a exposer la totalité de ma production du mois dernier. Soixante-trois toiles sont ainsi livrées au public.

« Qu’ils aiment ou qu’ils n’aiment pas, ils seront bien obligés de les voir, a pronostiqué mon père. Je défie la Houlenberg d’en produire autant.

― Je vous l’ai dit, confirma Aubin, c’est dans la quantité qu’on trouve la qualité. Regardez Victor Hugo, on y trouve toujours quelque chose de bien. »

Me comparer à Victor Hugo, c’était tout de même osé : moi, je n’ai pas de barbe.

 

Mercredi, 23 octobre

 

Je suis arrivée au bout de mes fonds blanc crème, et plus de peinture disponible chez le grossiste. Mon père a téléphoné à son ami pour faire hâter la production. Je vais manquer de matière première pendant quelques jours. Comme des vacances. J’en profite pour faire les magasins et tout le monde se retourne sur moi :

« Regardez, c’est Aurélie Colhomb, vous savez, celle qui peint. Il y a trois mois, j’ai acheté une de ses toiles parce qu’on en parle tellement, mais je n’ai pas encore eu le temps de déballer le colis. J’essayerai d’y penser la semaine prochaine.

― Vous avez vu comme elle est attifée ? C’est-il pas malheureux de voir la jeunesse se déguiser ainsi ?

― Jeunesse ? Mais elle a quarante-sept ans, madame. C’est pire.

― Vous avez raison. À la voir de près, on se rend compte des rides autour des yeux. Vous croyez qu’elle se maquille si fort pour cacher son âge ? »

Je suis rentrée en larmes. Et pas même une toile préparée pour y jeter mon désarroi. Pourquoi les gens sont-ils si méchants ? Est-ce que je leur en veux, moi, d’acheter les toiles de Rachel plutôt que les miennes ? Comment leur dire, leur montrer que je les aime, qu’ils sont mes amis, que je mourrai si eux ne m’aiment pas ? Je crois que comme Vincent, je vais me couper une oreille pour communiquer au monde ma grande tristesse.

 

Jeudi, 24 octobre

 

En attendant de la retrouver dans les encyclopédies, Aubin a intégré ma biographie dans Wikipedia. C’est une belle promotion, et je suis certaine que Papa a pris contact avec les Encyclopédistes afin de réparer une lacune incompatible avec leur universalité. Colhomb est un patronyme digne de figurer aux meilleurs dictionnaires et annuaires. Notoire, déjà, grâce à Christophe, un illustre ancêtre, sans doute, même s’il lui manque le « h » indispensable à notre gloire.

J’ai fait ce matin un autoportrait particulièrement réussi, où l’on reconnaît principalement mon grand chapeau et mon maquillage ; en fait, mes signes distinctifs, comme dit Aubin. Il y a du Toulouse-Lautrec en moi, c’est sûr. Cette passion intense que l’on retrouve derrière une esquisse, la manière divine dont je croque de trois traits de fusain une personnalité hors du commun.

Dès que possible, on en fera tirer des milliers d’exemplaires en icônes, afin de les distribuer au maximum. Aubin prétend que comme pour les grandes marques, on est obligés de faire une publicité incessante pour se maintenir en vue du public. De plus, il serait utile de créer l’évènement médiatique de façon très régulière. Il appelle ça un « buzz ». L’idéal étant un mariage pompeux suivi de près par un divorce retentissant, avec extensions d’adultère et de pension alimentaire faramineuse. Mais je n’ai pas envie de me marier, je n’aime pas les hommes.

« Qu’à cela ne tienne ! a répliqué Aubin, on te pacse avec ta copine, avec le même scénario, ça porte encore mieux qu’un mari volage. »

Personnellement, j’ai l’impression que tout ce battage médiatique ne sert à rien. Pourquoi les gens n’achèteraient-ils pas mes œuvres pour ce qu’elles sont ? Il suffirait de présenter les toiles dans les galeries et les académies, comme Vincent, enfin, je crois. Au bout de quelque temps, elles vaudraient des millions … Cela ferait plaisir à papa.

Rachel Houlenberg fait un malheur à Tokyo avec des croquis mal torchés et des croûtes, tout cela grâce à son prix de l’académie. Pourquoi n’en ferais-je pas autant ? Mon père n’a qu’à initier un prix somptueux dont je serais la grande bénéficiaire, et voilà. Pas plus compliqué. Une semaine de bombardement intense des médias : « Aurélie remporte le Lascar haut la main !!! » Des millions de petites icônes autoportrait s’étalant sur le monde comme les aigrettes de la semeuse du dictionnaire.

Aurélie Colhomb, adulée par les foules, poursuivie par sa gloire, idole incontestée de la peinture moderne ! Aurélie, Aurélie, Aurélie !

 

Aujourd’hui, mercredi (le logiciel n’a pas indiqué la date)

 

Chaos total. Je ne sais plus où j’en suis. Hier soir, dans l’ascenseur de l’immeuble, un garçon m’a embrassée. C’était tellement spontané que je ne me suis même pas révoltée. Dès la fermeture de la porte de la cabine, nous étions seuls, il s’est jeté sur moi, a posé ses lèvres sur les miennes, a forcé mes dents de sa langue. Je me suis sentie submergée par une onde inattendue. Elle irradiait dans la poitrine, inondait les poumons, le cœur, puis s’engouffrait dans mon ventre, me retournait les entrailles. Enfin, elle convergea sur mon sexe, mes ovaires. J’étais comme fertilisée.

Ce matin, je suis sûre d’être enceinte. Ce baiser a imprégné mon corps, et je n’ai plus envie de peindre ou de dessiner. Je vais me vouer entièrement à cet enfant qui va naître, à cette nouvelle vie à venir. Il sera le fruit d’Aurélie, sa plus belle œuvre. Il me faudra, évidemment, des mois de préparation, des années de construction et de parachèvement. Je suis prête à lui consacrer vingt ans de ma vie. Rien que lui et moi. Au diable les déguisements, les soirées mondaines, oubliées les vertus de l’art contemporain. Je veux entrer délibérément dans ma vie de mère. J’espère qu’Aubin ne m’en voudra pas. Mon père, lui, me découvrira bien une nouvelle voie d’enrichissement.

 

 

Fin du blogue d’Aurélie, nouvelle maman. 

 

Georges ROLAND

www.georges-roland.com

Publié dans Nouvelle

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C
<br /> je voulais écrire "succulent".<br />
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C
<br /> Excellent, succulet plutôt. Un mets de saison !<br />
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G
<br /> Le masque serait-il tombé? Aurait-on reconnu son nouveau déguisement? Elle a pourtant usé de ses meilleurs artifices...<br /> <br /> <br /> Mais ne comptez pas sur GR pour lui faire un enfant, même pas dans le dos!<br />
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M
<br /> J'ai tout lu Georges et que dire si ce n'est: excellent, comme d'hab'.<br /> <br /> <br /> Dis-moi, Georges, ce récit ne serait-il pas une invitation déguisée à Amélie Nothomb (Aurélie Colhomb) pour lui proposer d'enfanter et de nous f... la paix avec ses écrits ?<br /> <br /> <br /> Enfin, je m'adresse à Ron Dorlan: "Je ne comprends pas les artistes qui usent de pseudonymes pour célébrer leur (s) don(s). Qu'en penses-tu, Ron ?  <br />
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M
<br /> Ah ce ton railleur de Georges !<br />
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E
<br /> J'ai adoré! Très ironique et ... du pur Georges, quoi!<br />
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S
<br /> tu n'aimes pas Amélie,  Georges ?    Eclats de rire  <br />
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C
<br /> Il y a toujours ce petit regard incisif dans les écrits de Georges Roland. Un auteur à découvrir si ce n'est déjà fait. <br />
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