Le carnet de cuir usé, une nouvelle de Christel Marchal, 1ere partie
Le carnet de cuir usé.
Pffff ! fit Perrine !
Depuis que sa grand-mère est partie rejoindre sa dernière demeure, là où l’attend depuis des années avec cette patience propre aux hommes de la terre son Jules, Perrine n’était pas revenue dans cette trop grande bâtisse.
La confiture ne mijote plus sur un coin de la vieille cuisinière, l’horloge murmure ses ultimes « tic tac » fatigués lorsque le manteau enlevé à la hâte, a atterri sur le fauteuil. Ce fauteuil, le seul ayant serré dans la chaleur de ses bras son enfance.
La jeune femme, perdue dans son jeans, jette un regard circulaire à cette cuisine respirant la poussière depuis de trop longues semaines. De trop longs mois.
Perrine se presse…
Les minutes égrainent les perles d’un sablier.
Elle se presse avant que le « vide grenier », cet homme avide du malheur des autres, vienne faire son office.
Elle se presse pour découvrir la malle. La malle défendue. La malle où sa grand-mère entreposait comme des reliques, tous ses mystères… de la recette du cuberdon aux confidences de famille enfouies sous des couches de poussière.
Perrine a 30 ans. Fébrile, elle va découvrir le secret de sa naissance.
Une lumière, grise, se fraie un passage dans la maison close, tamisée par la saleté des carreaux. Elle se pose sur ses joues. Elle n’est pas chaleur. Plutôt un signe. Celui qu’il est temps de commencer à vivre, d’entrer dans la photo du monde.
Le flot lumineux trace des pas sur le vieil escalier. Le cri des marches accompagne sa traversée. Son long chemin.
Perrine frissonne.
Elle sent un regard lourd de reproches se poser sur elle. Elle franchit, dans une onde de peur, la porte interdite de la chambre désuète de sa grand-mère.
Un regard figé et froid.
Perrine voit ces yeux immortalisés sur une toile rêche. Il y a dans ce regard immobile l’éclat scintillant d’un martinet. Le martinet affectionné par la vieille dame. Le martinet qui dans une étrange mélodie, s’écrase sur la peau rougie.
Elle voit dans ce regard la violence brutale, voire même de la haine. La haine fourbe accompagnée de toutes les sentences punitives de son enfance.
Perrine frissonne.
Ah Grand-mère, tout un poème ! siffle un encouragement.
Perrine enfreint l’interdit.
Un poème… une ode à la dureté, grimace la jeune femme dont les pas, avec timidité et discrétion se glissent dans la pièce.
Cette pièce où l’odeur de renfermé respire avec aigreur.
Sa grand-mère affichait un air de sucreries, avec son petit chignon blanc et son tablier fleuri, affairée dans la cuisine à préparer des douceurs que Perrine regardait du coin des yeux. Or, cette image n’était qu’une ombre. Noire.
Il n’y avait pas de cœur. Pas une pincée de sentiments. Pas un soupçon d’émotions. Pas un zest de douceur. Rien ! Juste l’âcreté de la vie figée dans les rides empreintes d’une méchanceté cruelle ! D’une perversité à toute épreuve !
Perrine se blottit dans un coin, tend une main maladroite pour retourner le portrait vieilli contre le mur sali.
Le regard la dévisage. Sans pudeur !
Perrine suspend son geste.
Ne touche pas à ça ! Tiens-toi droite ! Cesse de poser des questions ! Y’a rien à savoir ! grince l’air aigre.
Arrête, tais-toi, fiches-moi la paix, sonnent en échos.
Perrine craint qu’une main violente ne lui fouette le visage. Elle recule.
Les reproches pleuvent.
« Arrête », « Tais-toi »…
D’une main lourde de peur, Perrine fait basculer le cadre. Face contre terre.
La malle. Sa main. Le carnet de cuir usé.
Perrine étouffe, elle a besoin d’air… d’air frais et, assise sur le petit banc de pierre au milieu du jardin, elle serre le carnet.
Le carnet défendu qu’elle a avec fièvre, emporté sous le regard malveillant du portrait figé. Les grands arbres dansent une valse endiablée.
Perrine caresse le cuir usé. Il va enfin livrer son secret.
L’air est frais. Le vent du nord lui glace le sang… Perrine tremblote. De froid ? De peur ?
La fureur du vent gronde telles les monumentales colères de sa grand-mère, Perrine tressaille. D’un geste lent, elle tourne la première page.
Septembre 1970.
Une rafale… La page se tourne.
15 septembre 1970.
Eole dans son ire ne ménage pas ses efforts pour empêcher Perrine de découvrir le secret.
Les pages les unes après les autres se tournent à un rythme effréné.
Octobre,
Noël,
La Chandeleur,
Pâques…
Les jours, les mois, les années filent à la vitesse des rafales comme les feuilles roussies dans la ronde automnale. D’un geste brusque, le livre se referme.
En réenfonçant son bonnet, les sifflements de l’air lui chuchotent à l’oreille : « Cette histoire n’est pas à découvrir… »
On ne m’a donc pas menti. Tu es bien de retour dans cette maison, Perrine. Dis, tu ne comptes pas sérieusement t’y installer ?
On ?... Ecoute, je n’ai encore rien décidé. Pour l’instant, j’ai juste besoin du silence et de sa solitude.
Tu sais, je n’ai pas de conseils à te donner. Tu comprendras avec aisance que tu n’es pas la bienvenue dans ce village. Enfin… ce ne sont pas mes oignons !
Pars Perrine ! Pars et ne te retourne pas !
Perrine se laisse glisser sur le rouge des tomettes réchauffées par la braise de la cheminée. La lune s’est cachée de honte. Les ombres s’enfuient dans la nuit noire.
Leur venin impudique, distillé avec rage s’invite dans ses veines.
La porte hurle sa douleur à la violence de leur passage. Elle se referme sur le silence.
Perrine, assise, se sent vide. Le flou se glisse dans son cœur. Dans ses yeux. Terne. Gris. Violent comme le dernier soupir. « Tic tac » chante l’horloge, ultime souffle de vie dans la brume.
Les flammes de la flambée jouent aux ombres chinoises sur son visage livide.
L’air est chaud. Il murmure ses cris muets. Perrine tremble.
Le venin coule en torrent… vif, turbulent, emportant ses maigres espoirs comme des fétus de paille dans le vent de l’été.
Quand le vent est réveillé. Quand il ne subsiste que le grondement d’une bourrasque ou le chuintement d’un souffle mauvais, j’ai l’impression de grimper dans une machine à remonter le temps, pense Perrine, alors que la même bourrasque ou le même souffle me trouve bien souvent pensive face à une cheminée.
Il suffit de presque rien, d’un bruit familier, d’une odeur ordinaire, le gris d’un ciel bas pour que je retrouve des instants déjà vécus.
Ce n’est pas de la souffrance, ce n’est pas comme si une plaie se réveillait. Non !
Ce serait… une étrange mélancolie, un vague à l’âme, une langueur imprécise.
Je n’ai pas mal. Je ne suis pas triste.
En vérité, je mesure le temps qui s’est écoulé. Je mesure ma vie comme si des siècles me séparaient de cette minute. Il me semble me souvenir d’une autre. Ce n’est pas nécessairement désagréable. C’est la conscience d’un gâchis et des années perdues.
Perrine reprend son souffle.
Ce secret est-il si lourd ?
Ce secret est-il si encombrant ?
Ce secret, ce mystérieux secret est-il… si secret ?
Perrine, avant de quitter ce petit village niché dans la forêt, désire conserver le souvenir précis, physique de la délivrance de ses pensées. Se délester de ce poids trop gênant. En finir avec ce qui ne devrait être. Se sentir en position de maîtriser son destin. Enfin !
Ses pensées lui susurrent :
Il y a des ombres qui mettent toute une vie pour devenir ce qu’elles sont, ce qu’elles prétendent être. Ne sois pas une ombre !
Les questions dansent une ronde infernale.
Pourquoi ?
Comment ?
Qui ?
Pourquoi ?
Elles se bousculent. Ces questions chahutent Perrine.
Qui est-ce ce « on » ?
Pourquoi ces ombres habillées de fichus noirs veulent-elles me voir fuir le village de mon enfance ?
Comment connaissent-elles l’histoire de ma naissance ?
Son regard apeuré caresse le cuir usé du carnet… le trésor de son horrible grand-mère. La bible de tous ses états d’âme.
Sa main se pose dans un geste lent, fébrile, sur la couverture patinée par les douleurs de la vie. De sa vie.
Première page : Septembre 1970.
L’écriture est serrée sur la page jaunie.
Perrine s’enfonce dans les mailles lâches de son pull. Le froid. La peur.
Christel Marchal