Lapin bleu et le roi des poissons rouges, un conte signé Jean DESTREE
LAPIN BLEU ET
LE ROI DES POISSONS ROUGES
Maman Lapin attendait un heureux événement et dans la maison, tout le monde s'affairait. La naissance était proche.
Un matin, maman se trouva très fatiguée et quelques heures plus tard, elle mit au monde quatre petits lapins. Mais quelle ne fut pas la surprise quand on s'aperçut que l'un des quatre n'était pas comme les autres. Il était tout bleu. C'était tout à fait exceptionnel, un petit lapin comme celui-là avec sa fourrure bleue, ses oreilles bleues, ses pattes bleues et sa queue bleue. Seuls ses yeux étaient roses. On l'appela Lapin Bleu.
Au début, les parents étaient un peu gênés parce que les voisins faisaient des réflexions.
Vous avez vu? Ils ont un lapin bleu!
Oh oui! Comme il est drôle. On dirait qu'il est tombé dans un pot de peinture. Quelle idée!
Ah! Ah! les chasseurs l'auront vite repéré quand il sera grand. On n'a jamais vu! Un lapin bleu!
Cela dura quelques jours et puis on s'habitua à le voir. Peu à peu, on ne fit plus attention à lui. Il grandissait comme ses frères et sœurs et jouait avec eux. Peut-être était-il un peu plus espiègle que les autres. Il aimait faire des blagues. Par exemple, il se cachait derrière une grosse touffe d'herbe et attendait patiemment qu'on vienne le chercher. Il ne bougeait pas quand, inquiète de ne pas le voir, sa maman l'appelait: « Lapin Bleu! Lapin Bleu! Où es-tu, vagabond? Tu t'es encore caché, petit vaurien! Attends que je t'attrape! »
Bien à l'abri, Lapin Bleu riait sous cape, se moquant bien de faire peur à sa maman.
Il grandit, mais resta très espiègle. Il s'éloignait du nid surtout quand sa maman, lassée de ses bêtises, se mettait en colère. Alors, il se réfugiait chez sa marraine qui n'habitait pas très loin.
D'où viens-tu encore, garnement? demandait-elle; tu t'es encore sauvé parce que ta maman t'a sermonné? Quand donc seras-tu sérieux?
Marraine faisait son air fâché et rouspétait pour la forme. Lapin Bleu aimait beaucoup sa marraine et ce qu'il préférait, et de loin, c'était la cuisine parce qu'il était gourmet. Il venait souvent et il lui arrivait de rester dormir. Il était heureux parce que marraine chantait des chansons et tonton racontait des histoire de petits lapins. Mais surtout il appréciait le calme de la maison, loin du bruit, des voisins et de leurs disputes.
Une après-midi d'été, alors qu'il faisait plus chaud que d'habitude, Lapin Bleu, qui passait la journée chez sa marraine, se reposait au fond du jardin près de la petite mare où batifolaient quelques poissons. Il s'était assoupi lorsqu'il fut réveillé par une petite voix qui l'appelait.
Lapin Bleu! Lapin Bleu!
Il s'ébroua, leva la tête, regarda autour de lui mais ne vit rien. Il se recoucha.
- Lapin Bleu! Lapin Bleu! fit de nouveau la voix. Réveille-toi! Il est temps!
Il releva la tête et écouta de toutes ses oreilles.
- Regarde-moi! Je suis ici! dit la voix.
Il tourna la tête vers la mare et il aperçut tout au milieu un petit point rouge d'où partaient des ondes qui venaient mourir contre le bord. Intrigué, il se leva et s'approcha.
- Je suis ici, au milieu de la mare. Tu ne vois pas ?
- Je vois un point rouge.
- C'est moi. Veux-tu venir me retrouver ?
- Comment veux-tu que j'aille te retrouver ?
- Jette-toi à l'eau. C'est très facile.
- Tu es fou ! Je ne sais pas nager.
- Erreur ! Tous les lapins savent nager. Essaye ! Je vais à ta rencontre.
- Viens jusqu'ici, toi! Je t'attends. D'ailleurs je ne te connais pas. Tu ne m'as pas dit ton nom. Marraine m'a bien recommandé de ne pas suivre n'importe qui. Alors, je reste ici.
- Ta marraine est une femme prudente. Elle a raison.
Le point rouge disparut dans la mare. Quelques bulles éclatèrent à la surface et lapin bleu distingua une trace qui avançait vers lui. Brusquement sortit de l'eau un énorme poisson rouge presque aussi gros que le lapin. Celui-ci, effrayé, fit un bond en arrière, mais l'autre, maintenant sa tête hors de l'eau, lui dit :
- Ne crains rien. Je ne suis pas méchant. Je suis le roi des poissons rouges. Viens avec moi, je vais te faire visiter on royaume.
Lapin bleu hésita. Il regardait le roi des poissons rouges qui lui faisait de grands signes avec ses nageoires, sautait hors de l'eau en provoquant de gros remous. Il s'approcha du bord.
- Alors, tu te décides ?
- Ben...
- Ben quoi ? Dépêche-toi si tu veux être rentré chez ta marraine pour le goûter. La visite est longue.
- Tu es sûr qu'il n'y a pas de danger ?
- Allons, viens ! Fais un effort, tout ira bien.
Lapin bleu hésita encore un instant et, se persuadant qu'il n'avait plus peur, se jeta à l'eau. Ou plutôt, il se laissa glisser pour évaluer la température de la mare. On n'est jamais trop prudent. Marraine avait raconté des histoires de congestion.
- Suis-moi bien, dit le poisson, ne me perds pas de vue. Tu me vois ?
- Oui, Oui, mais tu es un peu flou.
- Ce n'est rien. Garde tes yeux grands-ouverts, ils vont s'habituer et tout se passera bien. Aie confiance.
Le roi des poissons rouges plongea lentement vers le fond de la mare. Lapin bleu suivait docilement. Il se sentait délicieusement bien. Il n'avait plus peur du tout. Il passait, sans se soucier à travers de grandes algues vertes qui lui caressaient le visage et les pattes. À mesure qu'il descendait, il faisait de plus en plus sombre, mais on distinguait des tas de plantes brunes couvertes de petits boutons jaunes qui semblaient éclairer la mare. Parfois un poisson plus gros venait le frôler et le regardait étrangement de ses yeux glauques. Lapin bleu faisait un écart pour l'éviter. Il n'aimait pas qu'on le regardât ainsi, comme une bête curieuse.
Soudain le roi des poissons rouges disparut dans un trou. Lapin bleu, surpris, chercha de tous côtés. Il repéra le trou, mais horreur ! Il était trop gros et ne put passer. Il voulut faire demi-tour, mais il fut aussitôt entouré d'une dizaine de poissons-soldats qui tenaient une lance entre leurs nageoires.
- Ouille! ouille! ouille ! Je suis coincé !
Il se mit à trembler, mais l'un des soldats, sans doute le chef, lui fit signe d'avancer. L'un après l'autre, les soldats se placèrent à l'entrée du trou, qu'ils agrandirent avec leur lance. Le chef invita Lapin bleu à passer et se mit devant lui pour lui montrer le chemin tandis que les autres soldats l'escortaient, comme on le fait pour les grands seigneurs. N'était-il pas l'invité du roi des poissons rouges?
Ils continuèrent à descendre jusqu'au fond de la mare. On n'y voyait plus rien. De temps à autre, un petit poisson-lune éclairait faiblement la route, mais la lumière était trop faible pour que Lapin bleu pût distinguer quelque chose. Pourtant les soldats retrouvaient facilement leur chemin et le lapin se dit qu'il y avait là-dedans quelque chose de très bizarre. Il était de moins en moins rassuré. Pourtant le roi des poissons rouges lui avait bien dit qu'il n'y avait pas de danger. Mais peut-on faire confiance en un roi, n'est-ce pas? Il se souvenait de la parole de sa marraine: «Dans la vie, on ne peut faire confiance à personne, même pas à soi-même».
Ils avançaient maintenant dans un étroit couloir au bout duquel on apercevait une lumière très pâle. Peu à peu, la lumière envahit tout le couloir et ils débouchèrent dans une salle immense qui était si haute qu'on ne voyait pas le plafond. Il régnait une sorte de brume qui donnait aux objets des contours très flous. Lapin bleu fut laissé au milieu de la grande salle et les poissons-soldats se placèrent autour de lui, mais à bonne distance. Ils s'inclinèrent en signe de respect puis s'écartèrent vers le mur. La lumière devint brillante et, au grand étonnement de Lapin bleu, une tribune descendit lentement du plafond. Et qu'y avait-il sur cette tribune ? Un trône tout doré et deux fauteuils plus petits de chaque côté.
Lapin bleu faisait des yeux gros comme ça, se demandant ce qui allait encore lui arriver. La porte de la grande salle s'ouvrit et d'autres poissons-soldats entrèrent et se rangèrent autour de la tribune. Une musique se fit entendre. On aurait dit comme des milliers de gouttes d'eau qui tombaient sur des verres en cristal et Lapin bleu vit arriver un cortège qui fit le tour de la salle avant de s'arrêter devant la tribune. La roi des poissons rouges était en avant accompagné d'une femme-poisson, sans doute la reine des poissons rouges. Tous deux montèrent sur la tribune et prirent place, le roi sur le trône et la femme sur un fauteuil.
Le roi fit arrêter la musique et dit: «Je vous présente mon ami Lapin bleu, que j'ai invité à nous faire visite. Il est très gentil car il ne va jamais à la pêche. Vous n'avez rien à craindre. Mais il est un peu espiègle et il faut le surveiller de près. Accueillez-le comme il le mérite».
Lapin bleu était à la fois heureux et confus. La foule applaudissait des nageoires et criant tandis qu'il regardait de tous côtés et faisait des signes de la main. Le roi se leva, descendit de la tribune et l'invita à venir s'asseoir auprès de lui sur l'autre fauteuil. Il était si heureux qu'il trébucha et faillit tomber à la grande joie du public qui riait aux éclats, ce qui vexa notre lapin. Un groupe de poissons-danseurs évolua sur le parquet de mousse devant le trône, puis le roi se leva, fit un signe et les soldats se rangèrent sur deux files devant la tribune. Le roi, la reine et le lapin descendirent et le roi invita le lapin à le suivre dans ses appartements.
Le roi et la reine se glissèrent par la porte de la grande salle, mais quand le lapin voulut les suivre, il eut l'impression que la porte se rapetissait et au moment où il voulut la franchir, elle devint si étroite qu'il ne put passer. Les soldats de mirent à le pousser vers l'intérieur mais peine perdue, l'entrée se rétrécissait de plus en plus. D'autres soldats tentèrent bien de le tirer mais rien n'y fit et lapin se retrouva coincé dans le passage. Il ne pouvait ni avancer ni reculer et les poissons-soldats le tiraient ou le poussaient. Il se mit à haleter. Il étouffait, sa respiration se fit plus courte.
- Au secours! Essayait-il de crier. Au secours! Je vais mourir! Au secours!
À chaque effort qu'il faisait pour se dégager, il se coinçait davantage. Il lui sembla soudain qu'on l'appelait.
- Ça y est ! Se dit-il, je suis déjà mort.
Derrière lui, un soldat plus fort que les autres tentait de le tirer en arrière. Il le secouait de toutes ses forces comme pour l'arracher. Lapin bleu criait, criait lorsque soudain...
Quand il ouvrit les yeux. Sa marraine était devant lui, le tenant par la patte. Il s'ébroua.
- Mais, qu'est-ce qui se passe, dit-il. Où suis-je?
- Mais tu es dans le jardin, près de la mare, répondit marraine. Voilà cinq minutes que je t'appelle et comme tu ne répondais pas je suis venue voir. Tu dormais mais tu te secouais comme si tu avais des puces. Tu criais, tu gémissais, alors je t'ai secoué pour te réveiller.
- Oh ! J'ai rêvé. J'étais chez le roi des poissons rouges. Il me faisait visiter son royaume mais j'étais entré dans un trou et je ne pouvais plus m'en sortir.
- Pauvre petit lapin bleu, dit marraine en le prenant dans ses bras. C'est fini, maintenant. Viens, je t'ai préparé ton goûter.
Il rentra chez lui. Il se souvint longtemps de son voyage au royaume du roi des poissons rouges.
Jean Destrée