Le signe chinois, une nouvelle de Raymonde Malengreau
LE SIGNE CHINOIS
Il a beaucoup neigé et j’ai hésité longtemps avant de me hasarder sur les trottoirs glissants. Pourtant je dois absolument sortir aujourd’hui ; le frigo est vide et mes réserves épuisées. Je m’emmitoufle donc et entreprends prudemment de longer ma rue entre pignons glacés et congères blanches.
Arrivée à l’angle de la grand-rue, une odeur de nems frits me titille les narines et me donne soudain envie de chinoiseries. Cela tombe bien car, en relevant mon courrier ce matin, j’ai trouvé une carte de vœux sans texte ni signature. Elle représente, posé sur sa pointe, un carré rouge à centre blanc orné d’un gracieux idéogramme.
À l’occasion du nouvel an, je présume puisque nous sommes début février.
J’ai toujours admiré la beauté de ces signes que l’on voit aux murs des restaurants, sur les banderoles des temples ou encore brodés sur des vêtements.
Une idée saugrenue me vient parfois à leur sujet : et si, au lieu des compliments d’accueil ou des citations poétiques, ils proféraient plutôt insultes et malédictions, hein ? Comment savoir ?
J’atteins sans encombre « L’Asie », le petit snack de mon quartier. La jolie tenancière aux yeux bridés vient juste d’amener de sa cuisine, croquettes affriolantes, beignets parfumés et autres délices toutes fraîches. Je ne lésine pas et me laisse largement tenter.
Au moment de régler mes achats, la carte de vœux me tombe de la poche. C’est le moment ou jamais d’en vérifier le sens. Après un bref coup d’œil, la commerçante me dit : « Cela signifie : parapluie ». Traduction confirmée par sa mère qui vient
d’entrer dans le magasin.
Parapluie ? Je suis surprise ; je m’attendais à des souhaits de bonheur et de longévité mais, en y réfléchissant, pourquoi pas ? Le parapluie peut fort bien symboliser une forme de protection.
Je quitte la boutique et manque de tomber justement sur le squelette d’un parapluie qui avait sûrement connu des jours meilleurs. Je traverse la route et je trouve un autre pépin brisé, noir et austère celui-là comme ceux des clergymen. Décidément, le grand vent de cette dernière semaine a été sans pitié pour eux.
J’achète du pain frais et quelques croissants et tombe à nouveau sur une carcasse de riflard à voilure rouge. Je poursuis mon chemin vers l’échoppe du maraîcher et aperçois encore un nouveau cadavre, bleu cette fois. La coïncidence trop flagrante me décide à suivre cette curieuse piste.
Elle m’amène à tourner à gauche et à passer à l’arrière d’une rangée de maisons et de leurs jardins. Je m’arrête. Bien que le paysage soit rendu méconnaissable par l’épaisse couche de neige, je sais que je suis déjà venue ici, il y a longtemps ; une bonne vingtaine d’années, je crois.
J’avais complètement oublié cet endroit situé au centre d’un quartier très construit. Il y avait là autrefois des jardins urbains bien tenus par des cultivateurs du dimanche qui, avec un soin jaloux, ramaient les pois, désherbaient, arrosaient, ratissaient et cultivaient amoureusement des légumes et des roses tout en échangeant conseils et astuces avec leurs voisins.
Quelques années plus tard, par un jour de canicule, je me suis rappelée ce lieu charmant et j’y suis revenue en espérant y trouver un peu de fraîcheur agreste.
Quelle déception ! Les anciennes parcelles étaient entourées de hauts buissons épineux et de palissades infranchissables closes par des portes cadenassées de lourdes chaînes. Impossible même de jeter un coup d’œil pour deviner à quoi servait ce grand enclos désormais inaccessible dont les environs s’étaient transformés en dépotoir. Matelas crevés, chaises brisées, électroménager rouillé et sacs poubelles éventrés s’entassaient parmi les papiers gras. Quel gâchis ! Je n’y étais plus jamais retournée.
Aujourd’hui, l’endroit a été nettoyé ; plus aucun détritus ne le dépare mais il s’en dégage une grande tristesse. Les haies ont encore grandi, les palissades et les portes ont résisté et rendu l’accès aux anciens jardins plus impossible que jamais.
Tiens, je n’avais pas vu alors cette vieille bâtisse. Pourtant elle doit être là depuis bien longtemps si j’en juge par son état de délabrement. L’entrée et les fenêtres sont masquées de planches. Toutefois, une bicyclette flambant neuve d’un vert criard s’appuie contre la façade. Je perçois, mais n’est-ce pas une illusion, une bouffée d’herbe interdite et une odeur douceâtre plus lourde. Opium ?
J’hallucine ; l’Orient m’obsède aujourd’hui ! Bien sûr, les parapluies défunts ne m’ont pas menée jusqu’ici pour m’engager sur la pente fatale des paradis artificiels ; il est un peu tard pour ça !
Alors que je veux poursuivre mon chemin, j’en suis empêchée par un mur qui se dresse devant moi et qui n’existait pas autrefois. À son pied s’érige un bizarre édifice, constitué d’un échafaudage de vieilles armoires de cuisine dont certaines gardent encore leurs portes à glissières. Tout autour s’égaillent des écuelles, sans doute destinées jadis à des chats que les gens venaient nourrir. Tout est désert à présent.
Désert vraiment ? Pas sûr. J’entends soudain un « miii » de détresse. Je fouille dans les casiers et découvre un chaton tigré, terrifié et transi. Il ne doit pas avoir plus de six semaines car ses yeux sont encore bleus. Je lui parle à voix basse pour le rassurer.
« Mais que fais-tu là tout seul ? Où est ta maman ? »
Il crachote courageusement pour se défendre quand je le cueille doucement et l’enfouis sans ambages dans l’encolure de ma parka pour qu’il s’apaise et se réchauffe.
« Viens, on va à la maison. Ce sera mieux. Et on va te trouver un joli nom. Que penses-tu de Chine ? Pas mal, hein ! »
Et je rebrousse chemin à petits pas prudents en remontant la piste en sens inverse. D’une main, je porte mon sac à provisions et de l’autre, je retiens le petit greffier qui ronronne dans mon cou.
Je sais à présent où voulaient m’emmener les parapluies…
Bonne année, Chine !
Raymonde Malengreau
2011