Mais qui est l'auteur de cette nouvelle ?
L’étrangère
« Vous êtes certain que c’est bien elle ? », m’a demandé mon patron. Je venais de l’avertir du décès de ma mère et de la nécessité de ma présence, aux funérailles. J’étais son fils unique, voyez-vous. Mon patron était mécontent, je comprenais sa situation, un effectif en moins et ce durant deux jours consécutifs. Un aller et retour me prendrait au minimum quarante-huit heures. Cette phrase « Vous êtes certain que c’est bien elle ? », a semé dans mon esprit l’ombre d’un doute. Mon patron avait raison, comment aurai-je pu savoir avec certitude que c’était bien elle ? Le décès était notifié sur un simple télégramme, de surcroît chiffonné : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »
Cela ne voulait rien dire. Il s’agissait peut-être de la mère de mon voisin de palier. Qu’importe. Et ce télégramme n’était pas daté. Ma mère, cela faisait combien de temps déjà que je n’étais plus allé la voir ? Un an, deux ans ? Je ne savais plus, les jours entassés comme ça, les uns sur les autres, se ressemblaient tous. Cet asile situé à près de quatre-vingts kilomètres d’ici. Deux heures de bus sous ce soleil d’Afrique. Et cette lumière aveuglante. Au début, j’y allais chaque dimanche, à l’asile. C’était au début. Ensuite, ma mère m’a dit que ce n’était plus la peine, qu’elle avait de nouveaux amis, que je pouvais disposer de mon dimanche pour me reposer ou aller au cinéma. C’était bien comme ça, avais-je pensé.
« Deux jours ! Et pas un de plus », avait lancé mon patron, sur un ton autoritaire. « Bien, merci monsieur », avais-je répondu. Avec tout au fond de la gorge, une espèce de nœud dont j’ignorais l’origine. Le manque d’habitude, sans doute. On ne perd pas sa mère tous les jours. Et de savoir que ce n’était peut-être pas elle…
Je suis allé manger au restaurant, chez Céleste. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il m’a dit : « C’est ta mère, tu es certain ? »
Alors j’ai pris un ticket et je suis monté dans l’autobus de quatorze heures. Personne n’est venu s’asseoir à mes côtés, j’étais bien content. Rien ne m’accable le plus que de répondre aux questions que l’on me pose. Les gens attendent de vous plus qu’un « oui » ou un « non », ils veulent des détails, des confidences, une intimité partagée avec vous. Alors ils demandent des précisions. Ils insistent. Leurs visages se décomposent, quand ils se résignent à ne me tirer de la bouche que des « oui » ou des « non ».
Ce soleil derrière les vitres du bus, cette réverbération à la fois éblouissante et suffocante, j’avais l’impression que ma tête bouillonnait. J’étais bien content de rentrer dans l’asile. L’air y était plus frais. Le directeur, un petit homme trapu au regard très sombre et aux sourcils épais m’a accueilli dans son bureau. En deux mots, il m’a expliqué les derniers jours de ma mère et a conclu par « elle n’a pas souffert, elle s’est endormie, et jamais réveillée», tout en me glissant des feuilles imprimées que je devais signer. Obligatoirement, pour les funérailles. Comme j’ai pu, j’ai rempli les cases vides, ce n’était pas facile. Le directeur a perçu mon incapacité et il m’a aidé. Perplexe de constater que j’ignorais autant de choses au sujet de ma mère, il m’a dicté sur un ton suspicieux la date de naissance de la défunte, celle de son arrivée dans cet asile et la date de sa mort. C’est logique, il savait tout ça bien mieux que moi. Il a achevé notre entretien par un : « Vous êtes certain d’être son fils ? »
Un homme au visage décati s’est présenté dans le bureau du directeur. C’était le concierge et il a proposé de m’accompagner jusqu’à la morgue, de l’autre côté du bâtiment. Je me suis empressé de le suivre et le directeur, encore stupéfait, n’eut que deux secondes pour me spécifier l’heure des funérailles. Je lui ai dis, en me retournant, que c’était très bien comme ça, que ça me permettrait de reprendre l’autobus de quatorze heures. Il est resté debout, les mains appuyées sur son bureau, de l’étonnement plein les yeux.
Le concierge était très fier de cette morgue, c’était lui qui s’occupait de la maintenance de ces murs et des morgues, tous les asiles n’en possédaient pas. C’était pourtant nécessaire, d’après lui, pour rassembler les familles. « Bien sûr », ai-je acquiescé. Je n’avais pas de raison de contrarier cet homme qui m’avait l’air de bonne volonté.
« Vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que les amis de votre mère vous accompagnent, pour cette soirée de veille ? »
« Non, faites comme d’habitude », lui ai-je répondu.
Les murs de la morgue étaient blancs. Une verrière poussiéreuse recouvrait la pièce. C’est ce que j’ai vu, en premier lieu, ces murs immaculés, cette verrière poussiéreuse. Et puis, une dizaine de chaises, tout autour de la pièce. La bière était juste au milieu. Ouverte. Dessous un drap blanc, j’ai deviné un corps menu. Des mains osseuses reposaient entre deux plis du drap. Mes yeux se sont attardés sur le visage de la vieille femme. Ces rides, de vrais sillons. Sur ce que je voyais du corps, je cherchais un repère, une certitude. En vain. Des expressions, ma mère, même vivante, n’en avait jamais eues. Alors à présent que sa vie s’était enfuie…
« Elle s’est endormie, vous savez, elle n’a pas souffert », m’a murmuré le concierge, avec de la peine contenue entre ses mots. « Oui, je sais », lui ai-je répondu. « Vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que les autres vieillards vous assistent durant cette veillée ? », m’a-t-il demandé. « Non, ce sont vos habitudes », lui ai-je dit. Le concierge était vieux, lui aussi, il ne se souvenait plus qu’il venait de me poser deux fois la même question en l’espace de quelques minutes. Cinq petits vieux ont pénétré alors dans la pièce, deux hommes et trois femmes. Je les ai dévisagés. Je n’ai plus osé trop regarder du côté de la bière. Je les ai dévisagés juste comme ça, pour esquiver, pour refuser de regarder autre chose. Quelque chose me dérangeait. La fatigue du voyage ? La mort de ma mère ? La promiscuité dans cette pièce ? Nous étions sept personnes, à présent. Tous me fixaient. Sans doute cherchaient-ils dans mes gestes, sur mes traits, des traces de ressemblance avec ma mère. Un malaise résonnait entre le blanc de ces murs. Tout à coup, des mots sont revenus vers moi, comme un boomerang :
« Vous êtes certain que c’est bien elle ? »
Ces mots, j’ai eu envie de les prononcer tout haut. Et je me suis retenu. A quoi aurait-il servi de me compliquer la vie ? Ce volte-face retarderait les funérailles, demanderait des compléments d’informations, des recherches et cela me ferait rater le bus de quatorze heures. Mon patron serait furieux.
De la sueur perlait sur mon front et venait mourir sur mes joues et dans mon cou. Ma vue se brouillait et ça m’arrangeait bien, en fait : le visage de la défunte devenait flou. La veillée a duré des heures. Le concierge nous a servis du café. « Avec du lait, merci monsieur », lui ai-je demandé.
Tous ces vieux suçaient bruyamment leur sucre, c’était infernal. Je me suis souvenu que c’était une des raisons pour lesquelles je n’étais plus venu voir ma mère depuis si longtemps. Le bruit de tous ces vieux, lorsqu’ils mangeaient. Et leurs regards, braqués sur moi. Comme aujourd’hui. Les bruits. Et les regards.
Le lendemain, les funérailles ne furent que des formalités. L’église se situait à plusieurs centaines de mètres de l’asile. Par chance, un arrêt d’autobus se trouvait à proximité du cimetière, je n’ai donc pas été obligé de faire la route en sens inverse et de revenir vers l’asile.
Ces minutes, une éternité. Le curé, les enfants de chœur, le cimetière, la terre rouge lancée sur le cercueil. Et cette chaleur, toujours cette chaleur africaine. Le curé mitraillait l’atmosphère de phrases toutes faites, des phrases auxquelles tout le monde avait droit, pour le dernier jour. Les enfants de chœur le secondaient, et dissimulaient un rire, lorsque des frelons ont sifflé au-dessus du cercueil. Le curé me regardait parfois. Je n’ai pas compris tout ce qu’il disait et j’avais même l’impression qu’il attendait de moi une ou deux phrases. Je n’avais rien à dire, cela n’aurait fait que prolonger la cérémonie.
Pour ne pas rater le bus, je suis parti le premier, ou presque.
Le lendemain matin, c’était un samedi. J’étais fatigué et quelque chose me semblait incorrect, pas accompli. Je ne devais rien à l’asile pourtant, le directeur m’avait bien signalé qu’aucune facture ultérieure ne me serait envoyée, il connaissait le montant de mon modeste salaire.
J’ai décidé d’aller me baigner, cela me changerait les idées, après tout. C’est là, dans l’eau, que j’ai vu Marie, une secrétaire rencontrée quelques mois auparavant. Marie riait. Dans mes souvenirs aussi, marie riait. Nous avons nagé ensemble et mes mains ont effleuré ses seins. Marie riait toujours, cela lui avait plu, de sentir mes mains frôler sa poitrine charnue. Lorsque nous nous sommes rhabillés, je me suis aperçu que j’avais mis les vêtements de deuil de la veille, une chemise blanche et une cravate noire. Marie ne riait plus. Ces vêtements solennels lui avaient coupé la respiration.
« Ça te dirait une séance de cinéma », lui ai-je demandé. Et puis, m’apercevant que Marie ne décrochait pas son regard de ma cravate noire, j’ai continué :
« Ne t’inquiète pas, j’ai enterré ma mère. Mais ce n’était peut-être pas ma mère. Et puis, c’était hier. »