Mes chers enfants, un texte de Christel Marchal
Mes chers enfants,
Je me suis assise à ma table et je regarde la lune sans la voir.
J’écris dix mots.
J’en rature trois.
J’en écris cinq !
La lune, rousse et douce, pourrait se demander ce que j’écris là !
« J’écris, Madame la Lune, j’écris !
J’écris mes volontés. Les dernières.
Vous ne le voyez donc pas ? »
Je suis sur le point de tracer les derniers mots de mon testament.
Tout autour de moi reposent un fouillis des pages aux mots chiffonnés, des brouillons inachevés, des pensées attrapées au vol et capturées sur une page blanche, entre deux mailles d’un tricot ou les pages d’un roman abandonné.
Mes idées sont capricieuses.
Mes idées sont vagabondes.
Elles sont frivoles et me taquinent !
Une certitude : cette nuit, elles ne se défileront pas, mon crayon est taillé. Elles ne se porteront pas pâles, un bloc de papier neuf les attend.
Je suis prête à les accueillir.
Mes chers enfants,
Chaque minute creuse mes rides.
Ma vie me quitte.
Un long voyage s’invite.
Mes chers enfants,
Avant de voyager au-delà de l’horizon, il faut que je vous dise.
Ce matin, dans l’espoir de m’envoler vers d’autres contrées alors que mes mains se coltinaient une insipide vaisselle, je voyageais en secret dans mes pensées, je me réfugiais dans les vers d’un poème… Cette envolée me donne de manière agréable, l’envie de pleurer…
Prévert, où es-tu ?
Et « ta » Barbara ?
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
…
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
…
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
…
Oh Barbara !
Délicieuse dame en noir.
Elle est précieuse, pour moi, cette chanson. Une petite cantate mi sol do fa… Obsédante et maladroite que nous chantait Barbara.
Mais tu es partie, fragile
Vers l'au-delà
Et je reste, malhabile
Fa, sol, do, fa.
Barbara, ton prénom, ma chère enfant.
Je devrais vous parler de la voix sombre, ronde et chaude de Maria Malibran.
Personne ne devrait mourir sans avoir caressé le velours de Roméo et Juliette, sans avoir capté la puissance de son interprétation dans Otello de Rossini, sans avoir savouré le mi vibrant et fragile. Ce trille qui m’arrache des larmes.
La Malibran, la voix qui dit je t’aime.
Je dois mourir mes chers enfants.
Je vais mourir mes chers enfants.
Offrez-moi l’ultime bonheur d’entendre cette Voix somptueuse avant de me glisser en terre.
Cette voix pure et brisée tout à la fois me portera vers les limbes puissants sous les jacinthes bleues, aux pétales qui frissonnent lorsqu’on les effleure.
Caressez de vos doigts avides de découvertes les pierres de son mausolée dans notre Père Lachaise de Laeken. Lamartine y a gravé ce quatrain.
Beauté, génie, amour furent son nom de femme,
Écrit dans son regard, dans son cœur, dans sa voix.
Sous trois formes au ciel appartenait cette âme.
Pleurez, terre! Et vous, cieux, accueillez-la trois fois!
Souvenez-vous aussi combien nos secrets de famille se murmurent.
Je vous glisse à l’oreille cette vieille recette, ces baisers que petits vous dévoriez, les yeux remplis de bonheur.
Pour réaliser les baisers fondants sur la langue, mélangez 25 grammes de farine, 110 grammes de sucre et 125 grammesd’amandes en poudre.
Laissez attendre ce mélange.
Battez les six blancs d’œufs en neige, lentement au début et lorsqu’ils commencent à devenir blancs, ajoutez-y deux fois 50 grammes de sucre. Accélérez le mouvement pour qu’ils forment un bec-d’oiseau.
Incorporez la poudre que vous avez laissée de côté, en soulevant la pâte du centre vers les bords, de haut en bas.
Remplissez une poche à douille, parsemez d’amandes effilées et réalisez des petits tas, comme pour les macarons de Tante Juliette, mettez-les à cuire à 160 degrés, pendant 35 à 40 minutes.
Pour l’onctueuse crème, dans le poêlon de mamy, faites chauffer un litre et demi d’eau avec 90 grammes de sucre, jusqu’à 125 degrés.
Cassez deux œufs dans un cul de poule, y ajouter les graines d’une gousse de vanille. Battez l’ensemble un instant avant d’y ajouter le sirop. Continuez à bien battre afin que les œufs ne cuisent pas.
Fouettez jusqu’au parfait refroidissement.
Avec un robot ménager, battez 125 grammes de beurre jusqu’au blanchissement.
Mélangez les deux préparations.
Dans une main, prenez une demi-coque, et fourrez-la.
Et fermez le baiser d’une demi-coque.
Un baiser.
Une douceur.
Le déjeuner sur l’herbe de Monet où la lumière flirte avec l’ombre.
Barbara, réalise quelques baisers tout doux, glisse ta main dans celle de ton frère et allez à l’abri du petit pont les déguster. Ses trois arcades vous souriront. Le bord de la rivière accueillera votre pique-nique.
Ne me pleurez pas.
Savourez les baisers. Un déjeuner sur l’herbe et soyez rassurés mes chéris, Claude Monet ne se sentira pas offusquer de votre sympathique présence.
Mes chers enfants, vous trouverez sur ma table de chevet, Le crépuscule d’une idole de Michel Onfray.
Dans mon lecteur CD, l’Intégrale de Jacques Brel… Les disques s’amusent à tour de rôle bien entendu.
Glissez vos pas dans les siens le long des ramblas anderlechtois… Retrouvez-le là où il attendait Madeleine avec ses lilas.
Dans mon lecteur DVD, Le Roi danse.
Sur mon bureau, un mélange de pastels, de pinceaux, d’encres, de feuilles… Ce qui nourrit mes pensées et ma créativité depuis que la musique m’a désertée.
Mes chéris, je ne m’amuse pas.
Je ne badine pas.
Je vous l’avoue !
Depuis des années, j’observe le clocher de la Collégiale Saints-Pierre-et-Guidon.
Il penche.
34 millimètres par an.
Vous ne me croyez pas ?
Visitez, observez ce monument, ses vitraux… et ses fondations qui se tassent.
Mes chéris,
Vous êtes un mélange poignant de passion joyeuse et de désespoir.
Depuis que vous habitez ma vie, je n’ai plus jamais été libre, puisque je vous aime.
Je vous aime. Images vivaces de ma mémoire.
Les petits bonbons au chocolat-café que vous quémandiez et le « clic » de leur boîte se refermant sur leur nombre toujours trop réduit pour vous rassurer.
Image fugace de ma mémoire.
Je n’aurai plus jamais le cœur léger, si heureux soit-il d’être délivré de mes souffrances, puisque je vous quitte.
Au soir de ma vie, il me reste mille façons de m’amuser avec le passé dont les plaisirs et les jeux demeurent pour moi, innombrables.
Vous souvenez-vous de la maison rose habillée de lierre et qui regardait la Lessepar la plupart de ses fenêtres ?
Rejoignez-la.
Cette brave maison vous racontera tant de contes et légendes et comptines rêveuses et poétiques avec en plus, cette touche de fantaisie dont vous, mes chéris, allez devoir cultiver la mémoire tout au long des jours sans moi.
Il n’y a pas d’âge pour s’amuser des histoires, chansonnettes et jeux d’enfants.
Ne l’oubliez jamais.
Le vent, balayant la vieille maison bancale, vous emmènera dans un grand opéra nocturne, il sifflera pour vous les premières notes d’une symphonie qui vous guidera jusqu’à la réalisation de vos vies.
Lorsque le doute surgira, écoutez l’Ouverture d’Egmont, opus 84, de Beethoven.
Les accords en dents de scie du début de l’ouverture font place à la mélancolie exprimée par les bois et les cordes. Ces répliques semblent se faire écho jusqu’à l’apparition soudaine d’un nouveau thème.
Un thème précipité,
Agité,
Rempli de tensions.
Cet hommage de Beethoven à la victoire du Bien, j’ai aimé l’interpréter au fil de ma vie.
L’hommage du Bien !
L’œuvre d’un artiste qui épouse la cause de l’humanité ! Le Bien !
La victoire du Bien contre le Mal !
Ne l’oubliez pas mes chers enfants. Le Bien !
Je radote…
Ne m’en veuillez pas.
Mes chers enfants,
Au Parc Josaphat, que vos pas vous conduisent au pied de la Fontaine d’Amour, il y a un escalier emmêlé de racines ne menant nulle part. Sa petite source chantonne une mélodie colorée : l’Amour.
Dans ce parc, vous trouverez de douces friandises à déguster dans ce havre de paix où se mêlent les chants des oiseaux, le rire des enfants, le parfum des fleurs.
Votre ronde de pas. Le ruisseau. Le vieux sentier. Les étangs. Les arbres centenaires. Et l’âne, sous ses yeux la branche d’un marronnier s’accouple avec son reflet dans l’eau.
L’amour est tout autour de vous.
Usez.
Abusez mes chers enfants.
Avant de vous quitter mes chéris, un dernier mot.
Soyez l’artisan de vos propres rêves !
Mes chers enfants,
Aimez, aimez, tout le reste n’est rien.
Ces quelques mots de La Fontaine termineront mon message…
Aimez, aimez, tout le reste n’est rien.
Christel Marchal
En quête de sens
lelabodesmots.blogspot.com