"Bien mal acquis profite parfois", une nouvelle de Christine Brunet
BIEN MAL ACQUIS PROFITE PARFOIS
Il n’y avait pas dans toute la Bretagne de lieu plus redouté que le marais du Yeun Elez. Immense étendue verdâtre d’où s’élevaient une puanteur atroce et des miasmes de mort. Ici, disaient les Anciens en se signant, était la Bouche de l’Enfer.
Pourtant ce matin-là, une silhouette s’y aventure, portant sur son dos un étrange fardeau, mi animal mi humain.
L’aube tente une percée entre les vapeurs opaques qu’expire la tourbe. Le passeur lève les yeux et fronce les sourcils alors que sa montre émet un bip répétitif comme à chaque quart d’heure : même s’il a peu de chance d’être dérangé, il doit se presser. Belle montre, quand même, que celle de l’Autre…
L’homme scrute les plaques jaunâtres gorgées d’eau à ses pieds, les touffes d’ar flanchet d’aleg mors, les choisit soigneusement l’une après l’autre pour s’enfoncer toujours plus avant dans cet environnement inhospitalier. Il connaît tous les sentiers cachés, les passes ancestrales : il a été à bonne école. Son père avant lui et tous ces aïeux les connaissaient aussi.
Le sac qu’il trimbale gigote de temps à autre. L’Autre s’éveille… Plus tôt que prévu… Tant pis pour lui.
*
Lui, l’Autre, est dans une poche qui se déforme mais qu’il ne peut crever. Il veut crier mais sa langue reste figée. Un cauchemar…
Un bruit récurrent, feint, parfois gluant, parvient à ses oreilles. Un mouvement, la respiration profonde, un peu trop forte d’un être qui produit un gros effort. Une odeur acre de sueur mêlée à quelque chose de plus acide qu’il ne parvient pas encore à identifier.
Des images angoissantes s’imposent à présent : un garage… une toute petite cage dans laquelle il est coincé. A côté, son équipière allongée sur un lit de camp, gémissante, droguée. Il l’appelle, sans succès. Il se souvient du bras traînant sur le sol, la chair constellée de traces de piqûres.
Un choc. L’eau pénètre sa bulle, ses vêtements. Le froid l’éveille un peu plus.
*
Le pied pourtant habitué du Breton butte, s’enfonce trop dans le matelas de végétaux décomposés et la silhouette chute lourdement dans l’eau stagnante. Un grognement et l’homme récupère le sac qui se déforme sous les assauts désespérés de sa victime. Victime, c’est un bien grand mot… Il y a les initiés et puis il y a les autres, ceux promis aux Ténèbres … Celui-là est mal tombé, voilà tout… Il n’aurait pas dû se mettre en travers de son chemin. Tant pis… Pas son problème… Et puis, sa journée n’est pas terminée… Il y a la femme qu’il a choisi et dont il a hâte de se repaître. Il ne faudrait pas qu’elle se réveille trop tôt, celle-là aussi !
Encore quoi ? Une petite demi-heure… Il y a le ru à traverser, la cuvette de bourbe mouvante à contourner : dommage que le Youdig n’ait pas été plus profond… Il aurait pu avantageusement y abandonner son sac. Enfin, il y a le puits, un trou creusé au-delà de la tourbe… On le dit sans fond … Il n’a pas vérifié… Pour quoi faire ? Aucun n’en est jamais revenu…
Son dos fatigue, son épaule le torture, les coups de l’Autre dans son dos sont autant de coups de buttoir mais il marche. Il aurait dû augmenter la dose… La prochaine fois…
*
Enfermé dans son sac, l’Autre retrouve ses esprits. Les souvenirs affluent. Une énième disparition de touriste à Ti ar Yeun, une sorte de petite île gagnée sur un paysage désolé de tourbières. Un charmant village aux maisons agréablement fleuries. Sa hiérarchie les avait délégués, lui et sa collègue, pour démêler l’histoire. Que s’était-il donc passé ? Ils s’étaient rendus directement au gîte pour s’assurer du couchage. Leur hôte leur avait offert à boire et puis… le néant. Les policiers étaient devenus des agneaux pour l’abattoir.
*
Le mince filet d’eau noire, enfin… très encaissé, creusé dans les couches meubles des végétaux morts… Un doux frottement sur le lit de cailloux blancs épars. Il ne peut le sauter avec sa charge… Ni même sans, d’ailleurs : le Breton n’a rien d’un athlète et l’obstacle fait bien deux mètres de large. Il pose son chargement et, d’un coup de pied vigoureux, le fait rouler vers le bas. La petite chute se termine dans un clapotis bref. Il peut alors descendre avec plus de prudence. Il traîne son fardeau de l’autre côté, soupire, hésite, le hisse en soufflant comme un bœuf sur le versant opposé. Sa main gauche agrippe une racine affleurant, ses pieds patinent, son corps compense.
Il est en haut. Le retour sera moins compliqué.
Il s’essuie le visage d’un revers de manche et contemple la pâle lueur laiteuse qui baigne désormais le marais. Il fait froid mais il a l’habitude. Ses pieds, bottés, continuent à s’enfoncer dans la substance spongieuse en jetant de petits bruits de sucions assourdissant dans le silence pesant.
Tant pis, personne pour l’entendre à part l’Autre.
Il avance très concentré, les yeux rivés sur les passes secrètes. Il y est presque… Encore une petite centaine de mètres… cinquante… Le puits, enfin. Il sourit : cette fois encore il aura mené à bien sa tâche. Inutile de s’attarder.
Il soulève le couvercle de bois moisi, dépose son fardeau juste au bord, appuie son pied à plat sur la forme mouvante et pousse. Le sac disparaît dans l’abîme en arrachant au passage quelques mottes d’une bruyère rachitique. Il tend l’oreille, cherche à déceler le bruit de l’impact. Rien. Insondable, vraiment. L’Autre ne reviendra pas lui chatouiller la conscience… D’ailleurs, il n’en a aucune, fort heureusement.
Un rictus ironique et satisfait se dessine sur ses lèvres un peu trop fines. Il recouvre ce qu’on appelle ici « la Bouche des Enfers», se frotte les mains de contentement puis rebrousse chemin. La suite sera bien plus amusante.
*
Une chute et un accueil moelleux qui surprend le policier. Plus un bruit, pas même la respiration caverneuse de son ravisseur. Il attend, juste au cas où. Il est encore en vie, une chance dont il compte tirer profit et vite. Pourtant, il ronge son frein. Quelques secondes qui lui semblent une éternité puis il teste les parois épaisses, le lien qui ficèle le tissu au dessus de sa tête : il doit sortir…
Il pince la toile, la place entre les dents, tire, perce l’enveloppe. Un petit trou qui ne demande qu’à s’agrandir. Il force le passage avec son index. La brèche s’accentue et lui livre la liberté.
A l’instant une odeur fétide l’enveloppe comme une bulle de mort. Sa main entre en contact avec une substance gluante. Il se débat et roule dans le dépôt invisible et puant. L’estomac au bord des lèvres, il s’en extirpe, et chute un peu plus bas sur un sol dur et mouillé.
Où est-il ? Il n’en a pas la moindre idée. Il lève la tête à la recherche d’une lueur salvatrice, sans la trouver. L’obscurité totale, pesante. Pour toute compagne, l’odeur insoutenable qu’il exhale à présent. Est-il mort ? Il se palpe rassuré : non… il vit. Pour combien de temps, il ne sait pas mais il va tout faire pour sortir de ce pétrin. Son esprit combattif reprend du poil de la bête. Il se relève, rencontre trop vite le plafond bas de l’endroit et laisse échapper un juron de douleur. Une seconde de flottement et, mains en avant, yeux écarquillés, il butte presqu’immédiatement contre la paroi. Genoux fléchis, dos courbé, il suit la roche qui se désagrège par endroit comme un fruit pourri. L’eau omniprésente, sans doute.
L’heure tourne. Il doit faire vite : son équipière compte sur lui. Il cherche sa montre au poignet, et soupire : on l’a complètement dépouillé ! Plus rien dans les poches… Son Manhurin a disparu également… Il serre les dents. Cette pourriture ne perd rien pour attendre !
Une ouverture, enfin ! La chance lui sourit… L’Autre est foutu, il le sent. Une main pour se guider à la paroi, l’autre en avant pour éviter toute mauvaise surprise, il avance, l’oreille aux aguets, tous ses muscles noués. Il est prêt à toute éventualité.
Le sol, en pente douce, s’enfonce toujours plus dans le sol et devient glissant. Sous ses doigts, il pressent une couche de glaise luisante d’humidité.
Un frôlement derrière lui. Il se retourne brusquement, sans doute trop car ses pieds dérapent sur la surface glissante. Il chute lourdement sur le dos et entame une glissade incontrôlée alors que la déclivité s’accentue brutalement.
Plus de sol, plus rien qu’une chute dans le vide puis un plongeon dans une eau glacée, trop peu profonde pour amortir la réception.
L’obscurité tenace, presque palpable. Totalement trempé, il se passe de l’eau sur le visage pour reprendre ses esprits. Son crâne lui fait un mal de chien. A tâtons, les mâchoires serrées de hargne, il cherche à définir les limites de l’endroit et les découvre juste au dessus de sa tête. Devant et derrière, rien. Dans ce qui doit être un ruisseau souterrain, des gros cailloux lessivés par un courant puissant. Coincé entre deux rochers, l’eau le bouscule sans le déloger.
Ses choix sont restreints… Soit il se laisse porter en aval, soit il tente de remonter le cours. D’un côté comme de l’autre, difficile de savoir sur quoi il va tomber : des tunnels inextricables, des siphons, des culs de sac dans lesquels il peut rester piégé. Toute la région a mauvaise réputation… Des ragots de bonnes femmes pour touristes en mal d’émotions fortes, évidemment… Mais toujours impressionnant. Alors, pile ou face ?
Un trou en surface doit récolter les eaux de pluie. Il choisit de grimper quitte, ensuite, à tenter une descente aux enfers.
Il s’extirpe de son refuge, et s’accroche aux aspérités dans le lit du torrent. Un mètre après l’autre, passant avec difficulté les creux plus profonds dans lesquels ses pieds patinent sur la roche glissante, ignorant son corps perclus de douleurs, il se retrouve très vite bloqué face à un boyau goulot qui augmente la puissance hydraulique.
Les doigts de la main gauche anesthésiés par le froid, crispés dans un trou de la paroi, il tente de déterminer le diamètre du tube de la main droite en luttant contre les remous. Le cul de sac qu’il redoutait est là, juste devant. Impossible de passer l’obstacle.
Tant pis. Il se lâche et se laisse emporter sur le ventre. Dans la nuit totale, l’écoulement de l’eau fait un bruit assourdissant. Ses oreilles ne sont remplies que du froissement dangereux, des bruits des cailloux qu’il percute et fait rouler. Son cœur bat la chamade, conscient que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Un tourbillon le porte violemment contre une roche acérée qui lui lacère le torse. Mais le froid annule immédiatement la douleur et la glissade continue pour s’arrêter au bord d’un précipice : il sent le vide après le rebord.
Ne pas tomber plus bas… Agrippé au sursaut granitique, il hurle de rage et de désespoir, d’épuisement et d’impuissance aussi.
La chute semble haute à entendre le vacarme. Il prend alors conscience d’un fait nouveau : ses yeux se sont habitués à la lumière. Il discerne les crêtes blanches à la surface de l’eau et quelques formes de roches dans le lit. Il lève les yeux et sursaute : l’obscurité est dissipée par un trou un peu en amont qui doit rejoindre la surface. De là, un filet d’eau suinte pour venir grossir le torrent. Dehors, il fait plein jour…
S’il parvient à passer par là… Il remonte le lit sur une trentaine de mètres en luttant contre le courant et contemple la cheminée : tout en haut, une toute petite portion de ciel blanc. Contre la paroi, des mousses épaisses, dégoulinantes. Le diamètre, 70 cm à peine… Il teste la paroi, parvient à enfoncer ses ongles… peut-être assez meuble pour tenter le coup…
L’accès au boyau est à une soixantaine de centimètres du sol. Il s’accroche au bord de la cheminée, se met debout tant bien que mal et cherche à tâtons sa première prise. Deux arêtes tranchantes font l’affaire et il se hisse à la force des bras. Les genoux sous le pantalon en triste état se déchirent sur les aspérités alors qu’il ramène les jambes. Peu importe… En haut, c’est la liberté et tout ce qui va avec …
Impossible de penser à autre chose qu’à l’effort surhumain que fournit le corps engoncé dans l’étroit boyau, à la douleur des muscles traumatisés par les gestes restreints et répétitifs, à la chair cruellement griffée. Le visage de son équipière danse devant ses yeux fatigués et lui fournit le courage qui lui manque…
Le tuyau se rétrécit encore. Il décroche le plus de mousses possible, se contorsionne, force le passage et respire plus librement alors que l’entonnoir s’évase enfin.
Le crachin. Le voile froid brumise son visage fiévreux en lui donnant un coup de fouet. Encore quelques mètres et il est libre… Les parois sont à présent recouvertes de bruyères, d’herbes traîtresses qui se détachent en projetant sur son visage des gravillons et des plaques de terre. Mais aucune difficulté ne peut entamer son désormais optimisme.
La surface, enfin ! Il tend l’oreille pour s’assurer de l’absence de danger puis se hisse et s’agenouille sur le tapis végétal élastique imbibée d’eau noire acide. L’endroit baigne dans un brouillard dense, odorant, d’un blanc éblouissant. A présent, par où aller ? Il tend l’oreille, se concentre.
Un bip répétitif qu’il connaît bien. Sa montre…
Ses lèvres s’étirent lentement en un sourire froid. Il se concentre, cible la direction… Un peu sur la gauche… Là… Il se lève et, les yeux rivés au sol, il passe d’une plante à l’autre en grimaçant lorsque le pied disparaît tout entier puis le mollet dans cette bourbe traître. Le tueur est du pays, l’un de ces paysans pillaouer que lui vantait son équipière née à quelques pas de là. Il connaît ce marais comme sa poche… un avantage certain sur le Parisien. Mais la hargne fait le reste.
Le policier s’accroche. Il entend à présent le bruit de sucions des pas lourds de l’autre. Il se règle à son rythme, s’arrête le cœur battant un dixième de seconde trop tard lorsque l’instinct du Breton le met enfin en garde.
Le brouillard voile leur présence respective. Le silence également… Bip, bip…
Le policier sourit à nouveau… Cette fois, ils sont tout proches. Les oreilles sont tendues à en être douloureuses, les veines saturées d’adrénaline, les muscles durcis par l’imprévisible. Le temps suspend son vol. Un frottement : instinctivement le policier se jette à terre alors qu’un coup de feu éclate à quelques pas, étouffé par le voile humide.
Une silhouette vague, plus grise, se détache. Il le tient !
Soudain, comme monté sur ressort, le policier bondit, mains en avant. Il culbute l’Autre, écarte l’arme qu’il soupçonne au bout du bras tendu, le renverse dans la bourbe, agrippe son cou et serre, serre comme un fou. Il écrase la chose malfaisante sans remord.
Un autre coup de feu : tout son corps se raidit. La surprise puis la douleur. Il ne comprend pas et s’effondre lentement sur sa victime, ses doigts comme soudés à la chair fragile du cou.
Un dernier souffle pour comprendre… Une seconde pour contempler sous lui le visage de son équipière aux yeux écarquillés d’horreur… Une éternité pour reconnaître le rire gras de l’assassin.