Une nouvelle de ROMANO VLAD JANULEWICZ... L'AGE DES CROISIERES
« L'âge des croisières »
– Il n'est jamais trop tard pour prendre des vacances, n'est-ce pas, Messieurs? Allons, embarquons s'il vous plaît, embarquons ! avait invité l'affable steward vêtu de son beau costume blanc.
A présent, la contrée merveilleuse, émergeant des brumes scintillantes, prenait forme sous les regards contemplatifs des voyageurs. Le formidable panorama de leur destination semblait conforme à l'image qu'ils s'en faisaient depuis toujours. Non, il était plus magnifique encore, plus grandiose, comme un Nouveau-Monde paradisiaque et immuable, une terre d'accueil éternelle baignée d'une exquise pâleur rosée. Un long rivage de sable clair prenaient forme, dominé en arrière plan par d'immenses plaines verdoyantes.
– Je l'ai pas trouvé très long ce voyage, moi... on est déjà arrivés dis-donc !...
– Hé Théodore, tu crois qu'on serait mieux à marcher sur la Lune ? consulta Ignace.
– Ah ! mais si déjà on pouvait encore trotter comme dans le temps, ça serait formidable ! regretta son jumeau. Regarde-moi tout ça...
– Ouais ! Eh ! bien, qu'est-ce que je donnerais pour un Picon bière... tiens, il est passé où le serveur?
– Et moi pour un petit blanc limé bien frais... allez, profite donc du spectacle ! Il va revenir ton serveur, avec sa belle tenue blanche !
Des pays, Ignace et Théodore en avaient visités des centaines. Ils avaient navigué sur toutes les mers du globe qui les avaient conduits jusqu'en des endroits invraisemblables de magnificence ou de singularité. Les deux frères avaient traîné les pieds dans les villes les plus richement parées, parcouru les déserts les plus reculés et exploré les forêts les plus anciennes. Ils avaient croisé tant de visages, admiré tellement de paysages magnifiques et vécu tant d'expériences et de tribulations incroyables !... Dans leurs vieilles têtes raisonnaient encore la multitude des langues du monde et les chants d'espoir ou de douleur des peuples qu'ils avaient côtoyés. Ils avaient aimé tant de femmes, aussi... mais jamais ils ne s'étaient fixés, fuyant le repos et la sédentarité comme une maladie mortelle, et préférant vouer sans relâche leurs vies au rythme effréné du voyage aventureux.
Aujourd'hui cependant jamais une sérénité aussi profonde, ni une telle plénitude, ne les avaient enveloppés, si ce n'est dans l'asile primordial du ventre maternel. Le chatouillement de la brise sur leurs corps se faisait plus rapide.
Ils y étaient presque.
– Tu crois qu'on serait mieux à marcher sur la Lune , Théodore ? intervint Ignace.
– M'en parle pas ! Ah ! un blanc limé bien frais... Mais qu'est-ce qu'il attend le steward pour me l'apporter, hein ? ça fait déjà deux fois que je lui demande... ou trois fois ?
Une agréable chaleur envahit chacun de leurs membres, et se généralisa à tout leur corps ; leurs muscles se relâchèrent, et leur respiration ralentit en s'accordant au rythme des vagues. Ils se livrèrent au doux abandon qui s'offrait à eux.
– C'est beau, non ? Le Brésil...
Une larme ondula le long du visage flétri et mal rasé de Théodore. Un tendre sourire s'imprima sur sa figure épuisée et son reflet – son frère – lui sourit également.
Quelques minutes plus tard, leur grand voilier accostait en silence tandis qu'un vol de goélands criait au large.
L'infirmier de soins palliatifs s'arrêta finalement de masser les membres perclus de ses vieux patients. La mine grave, il se leva en silence pour éteindre le vidéoprojecteur et le ventilateur. En un instant le paysage angélique qui s'imprimait sur le mur s'évanouit dans les ténèbres. L'air redevint lourd. D'un geste, l'homme releva le store, puis il vérifia son biper et sortit en hâte de la pièce, songeant à Alzheimer et sa triste œuvre. A travers la vitre, le ciel était d'un gris mercure ; l'orage éclaterait bientôt.
Le médecin qui examina les dépouilles fut incapable d'expliquer les raisons de la concomitance de la mort des jumeaux et encore moins la présence d'un dépôt salé aux commissures de leurs lèvres, ou d'un sable blanc incrusté dans leur cuir chevelu.
Le vent, sans doute, le vent...
ROMANO VLAD JANULEWICZ